mardi 1 octobre 2013
AU SUJET DE FRED par Adam Biro
Messieurs ou Mesdames de la NSA,
Bien que grâce à votre surveillance informatique universelle vous soyez au courant de la totalité de nos occupations, opinions et intentions, je souhaiterais vous donner quelques détails sur mon ami Fred, détails qui, j’en suis certain, ont échappé à votre vigilance. Fred est malin, et j’ai à cœur la défense de la civilisation occidentale dont vous êtes les champions.
Fred n’est membre d’aucun parti politique, adhérent d’aucune organisation, d’aucune communauté religieuse, d’aucune église, inscrit dans aucun club, association, amicale, société secrète ou publique. (Suspect.) S’il rêve de solitude, il a besoin des autres. Paresseux, il brasse du vent avec délectation.
Il se dit pacifiste, mais regrette de n’avoir pas pu se battre lors de la guerre d’Espagne parmi les anarchistes des Brigades internationales. (Banal.) Il s’enorgueillit de n’avoir reçu aucune médaille, décoration, distinction ou prix, de ne posséder aucun grade dans l’armée — qu’il déteste, mais il se glorifie d’avoir fait son service militaire comme chilote de passe dans une armée ridicule où l’on se battait avec des lance-pierres. Fred sait comment débutent les guerres, et sait comment elles finissent. Il se dit internationaliste, possède cinq ou six passeports dont certains périmés, déménage constamment, a fait du commerce de coquillages en Bolzavie et a exercé bien d’autres métiers avouables et inavouables. (Vous les connaissez. Pourtant vous ne connaissez pas son souhait absurde. Pouvoir dire d’une maison, d’une commune : « je suis d’ici ».)
Mon ami Fred se méfie du pouvoir, méprise tous les politiciens mais voue un culte à Churchill (parce qu’il a été l’ami de Greta Garbo) et à Mendès-France (à cause de ses cravates). (Vous ne devez pas les connaître ; consultez Wikipedia.)
Ses devises : « ni Dieu, ni maître », « le mieux est l’ennemi du bien », « seul le provisoire dure », « la vie est courte » ou « la vie est longue », c’est selon. Et « le moi est haïssable », mais, bien entendu, il parle beaucoup de lui-même. Faussement modeste, il sera enchanté de cette dénonciation.
Vilipender les possédants est l’un de ses passe-temps, cependant il a un petit carnet où il note ce qu’il ferait de l’argent qu’il aurait gagné à l’Euromillionnaire. Quand il y joue, il oublie de regarder le résultat. (Vos psychiatres doivent connaître des cas analogues.)
Il est très fier qu’une grosse entreprise ait renoncé à l’embaucher sous prétexte qu’il « était ingouvernable ». (Vous, vous savez que tout le monde est gouvernable.)
De notoriété publique il parle et écrit plusieurs langues, mais chacune avec un autre accent et aucune sans fautes. (Donc inutilisable pour espionnage.) L’autre jour il m’avoua avoir appris le gaëlique pour lire la poésie de Seamus O’Connor dans le texte. Ne collectionnant rien, il est capable de lire l’œuvre complète d’un auteur sauf un volume et il aime la racine des mots cachée dans la terre, sous la neige, dans les fleurs. C’est avec délectation qu’il lit un gros livre, roman, essai ou recueil de poèmes, sachant qu’il en oubliera les trois quarts.
Il n’a pas chanté en chœur depuis 1956, pas marché au pas depuis 1967. (Je peux vous fournir la signification de ces dates.)
Ce sont les mets de son enfance qu’il affectionne : la gotrave aux flètches, la croncade, et il préfère au château Petrus le jus de borque au levain, qu’il prépare lui-même. (N’en buvez surtout jamais !)
S’il n’est abonné à aucun journal, vous connaissez parfaitement ceux qu’il consulte sur Internet. Il lit The Economist parce que les articles n’y sont pas signés.
Il n’a jamais milité, jamais manifesté ou fait grève, jamais participé à un concours de pétanque. Il drague les filles avec une grosse moto. (Dont le symbolisme est évident.)
Il a plusieurs fois voté pour des candidats dont il souhaitait la défaite. (Quel est l’avis de vos psychiatres ?)
Quand on lui dit que l’homme est perfectible, il fait mine d’y croire.
Il évite de lapider la femme adultère ou d’envoyer des lettres anonymes. (Vous devez en tenir compte le jour où…)
Défenseur des Kosmes, il ferme soigneusement toutes les portes quand ceux-là s’installent près de chez lui.
Il souffre d’être chef, sous-chef, employeur ou employé, premier, second ou dernier, de donner ou de recevoir des ordres. (C’est un scoop. Vous ne pouviez pas le savoir.)
Il aime passionnément les femmes, il est pour le mariage gay, il est contre le mariage. Mon vieux pote Fred n’a jamais divorcé. Depuis qu’il a appris que vous surveilliez les ordinateurs, il ne regarde plus les films pornos.
Il se targue d’aimer les plaisirs normaux sans en être l’esclave et il invente des vices raffinés et s’adonne mentalement à d’horribles perversions poétiques. (Pourriez-vous l’avoir par là ? Je n’en suis pas sûr.) Il n’a jamais été alcoolique, drogué, fumeur invétéré, joueur compulsif ou Petit frère des pauvres. (Donc rien à espérer de ce côté-là.)
Il déteste l’avarice et admire la générosité. (C’est nul, je vous l’accorde.) Il déteste la générosité et il est très avare.
Si vous l’enfermez dans la cellule n° 13, il en souffrira. Ou au contraire. Il est athée, et, superstitieux, s’il passe sous une échelle, c’est par bravade.
Fred ne se trouve pas beau ; il est fier de la force de ses bras, de ses pieds plats et de sa nyctalopie. Il est trop petit pour porter des talons compensés.
Il ne croit qu’à l’amour, à l’amitié, au rire et à la création. (Il n’a rien compris à notre siècle.)
Il redoute la vieillesse, mais rajoute souvent un an à son âge. Il scrute les signes de sa décrépitude, caresse des jeunes filles dans son sommeil et rêve de victoires en luge, à ski. (Ça, c’est une piste !)
Il veut qu’on l’aime. (C’est son point le plus vulnérable par lequel vous pourriez le coincer.)
adam biro
octobre 2013
biroadam(AT)gmail.com
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