Nous sommes depuis
peu en 2014. En feuilletant des livres sur la Grande Guerre, je tombe
sur la phrase suivante : « En 1914, lorsque l’Allemagne
et la France commencent à se battre, l’intellectuel allemand
Walter Benjamin entame la traduction des œuvres du poète français
Charles Baudelaire. »
Et un souvenir me
revient.
Il y a quelques
années, nous nous trouvions, ma femme et moi, dans une ville au bord
de la Méditerranée. Ce début de juin était l’image du bonheur,
idyllique. Le temps était magnifique, le soleil se reflétait avec
une violence déjà estivale sur la surface de la mer. Légers nous
étions, libres.
Nous avions toujours
aimé les randonnées pédestres ; le lieu et l’occasion
semblaient idéals pour marcher un peu. Ma femme me fit remarquer que
le philosophe allemand Walter Benjamin était
parti à quelques kilomètres de là, de
Port-Vendres pour aller se tuer de l’autre côté de la montagne, à
Port Bou. (Il est l’auteur, entre autres, de Passages
où il est souvent question d’un passage parisien en face de notre
maison.) Nous avions acheté quelques provisions et nous partîmes à
l’assaut des Pyrénées, en suivant le sentier qui devait nous
conduire, à travers une frontière théorique, car rien ne
l’indiquait, en Espagne, à Port Bou.
Au bout de quelque
temps, nous sommes tombés
sur un panneau où il était écrit, à la main si mes souvenirs sont
exacts, « Sentier Walter Benjamin ».
L’itinéraire de
Benjamin en France était celui de beaucoup
d’Allemands juifs ou de gauche, accueillis d’abord comme
réfugiés, puis enfermés dans des camps en tant que ressortissants
d’un pays ennemi. Profondément Allemand, chassé par une Allemagne
nazie, épris de culture française, rejeté par une France collabo…
Libéré du camp de
Vernuche grâce à ses amis écrivains français, il arriva à
Port-Vendres
le 25 septembre 1940. Il s’y joignit à un couple de réfugiés
pour passer en Espagne.
Des Allemands antinazis les aidèrent à traverser les Pyrénées, et
le groupe parvint au bout d'une dizaine d'heures de marche à Port
Bou.
Avec ma femme, nous
marchions joyeusement, sans souci, lestés de notre seul sac à dos.
Il n’y avait pas un nuage, l’air était frais, ni trop chaud, ni
trop froid ; idéal. Un petit vent. Le temps français :
celui de la mesure. De loin, entre les rochers, luisait dans sa
splendeur la Méditerranée. Nous suivions allégrement le même
passage difficile, escarpé, raide qu’il y a un peu plus de
cinquante ans avait suivi un philosophe malade, cardiaque, et
douloureusement citadin. Nous, nous faisions une excursion ;
Benjamin, sur le même sentier, sous un ciel gris et crachoteux,
avançant difficilement, habillé de son costume et de ses chaussures
de ville, alla vers le néant. Pour tout bagage, il avait une
serviette contenant un manuscrit qu’il jugeait
« plus important que ma vie »,
Thèses sur la philosophie de l'histoire.
(Longtemps on a donné ce manuscrit pour disparu. En fait, ce n'était
qu’une copie, et l'original avait été déposé à la Bibliothèque
nationale, à Paris par l’écrivain Georges Bataille.)
Je passe à côté
d’un vieil arbre, et je me dis : Benjamin ne l’a pas vu. Il
n’a pas pu le voir tel que je le vois. Il n’a pas pu remarquer ce
paysage, cette montagne, cette mer, il n’a pas pu voir la même
chose que nous. Comment l’aurait-il pu, dans l’état où ils se
trouvaient, lui et le monde ? Un regard n’est ni neutre, ni
innocent. Nous portons tous des lunettes de la marque « Moi ».
Et si nous avons
fait le même chemin que Benjamin, ce n’est que topographiquement.
À Port Bou, les
fuyards apprirent qu'une nouvelle directive du gouvernement de Franco
ordonnait la reconduite en France de tous les réfugiés qui
n’avaient pas l’autorisation française de quitter le territoire.
Tel était le cas de Benjamin. Persuadé qu’il serait remis à la
Gestapo, il se suicida dans sa chambre d’hôtel le
26 septembre 1940,
en avalant des cachets de morphine.
En fait, cette directive n’aura jamais été appliquée et les
autres membres du groupe avaient pu continuer leur voyage vers le but
final, les États-Unis, tout comme de nombreux
autres intellectuels et artistes qui sont passés par l'Espagne.
Avant de mourir, il écrivit une lettre en
français aux États-Unis à son ami, le
philosophe allemand Adorno : « Dans une
situation sans issue, je n'ai d'autre choix que d'en finir. C'est
dans un petit village dans les Pyrénées où personne ne me connaît
que ma vie va s'achever.» (Selon une hypothèse fantaisiste, il
aurait été assassiné par les services secrets soviétiques.)Il fut enterré dès le lendemain. Sa dépouille n’a jamais été retrouvée, par suite de travaux dans le cimetière du petit port catalan. Sur une plaque, on peut lire un extrait des Thèses sur la philosophie de l'histoire : « Il n'y a aucun témoignage de la culture qui ne soit également un témoignage de la barbarie. »
Arrivés à Port Bou, fatigués, heureux, vivants, vivants !, nous visitions le monument érigé en hommage au philosophe par le sculpteur-architecte Dani Karavan, Passages. Nous descendions dans un tunnel sombre, inquiétant, à pente raide, puis, le fond atteint, nous entamions l’ascension— pour nous trouver soudain devant une immense fenêtre d’où l’on ne vit rien d’autre que le bleu infini de la mer et du ciel, mariés. Le passage des ténèbres à la lumière.
adam biro
février
2014
biroadam4(AT)gmail.com
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