Photo © G. Luy |
En
début d’année(s), on prend des résolutions, on se fait des vœux
et des promesses. Par exemple, pendant plusieurs années, j’ai
fermement décidé de ne plus détester mon prochain en partant de
chez moi le matin. Le motard trop bruyant et qui, de surcroît, roule
sur le trottoir, la dame qui laisse son cabot crotter sur le même
trottoir, la meuf trop moche et trop vulgaire, le keum trop élégant,
le môme sur son skate,
un keuf simplement parce qu’il est là…
Comme
je n’ai jamais réussi à respecter ma résolution plus d’une
semaine, cette année j’ai abandonné ce vain exercice pour me
livrer au bilan. De la vie, en toute simplicité.
Je
vieillis. Si, si, inutile de me dire « tu n’as que cent
vingt ans, ce n’est pas beaucoup, et en plus tu ne les fais
pas ». Viendra la décrépitude (sauf accident de moto, de
skate
ou morsure de chien enragé), agrémentée de divers maux psychiques
et physiques, puis je mourrai. Avec moi disparaîtra tout ce que je
savais, ce que j’ai appris et ressenti, mes expériences, mes
goûts, mes connaissances, ma mémoire et aussi mes défauts. Les
liens que j’ai tissés ou que d’autres ont tissés en
m’englobant, de sympathie, d’amitié, d’amour ou de haine, et
qui ont fait ma vie.
Ceux
que j’ai aimés, détestés ou simplement connus mourront aussi.
Puis,
un peu plus tard, la Terre se refroidira, le globe s’effacera avec
toute vie, toute trace des BD, des religions, des sentiers de
randonnées, des croyances, des idées, des luttes politiques et des
concombres au levain. Avec la Terre se volatiliseront les
gratte-ciel, Lascaux, Ponteau-la-Forêt et Venise. Les œuvres et les
pensées d’Einstein, de Shakespeare, de Schubert, de Michel-Ange,
l’existence passée des rosiers, de Charlemagne, des ragondins et
des coccinelles s’égaliseront jusqu’à leur souvenir et pèseront
du même poids : zéro.
Ici,
elle intervient. « Arrête. Tu es sinistre. C’est trop
sérieux et pas très original. Essaie d’être léger. » Mais
bien sûr, voyons. Ce n’est que la mort. Tout ceci est pour rire.
Sose halunk meg.
Nous ne mourrons
jamais.
Peu
de temps après (cela ne veut rien dire, le temps n’existera plus),
le Soleil se refroidira à son tour et le système solaire se
dissoudra aussi, englobé dans une autre unité.
Qu’est-ce
à dire ? Que ceux et celles qui ne croient pas à l’immortalité
de l’âme se suicident tout de suite ou se laissent mourir et
qu’ils ne fassent pas d’enfant, puisque rien ne sert à rien ?
Nos luttes, nos souffrances, nos plaisirs, nos pensées, nos
connaissances, nos amours sont d’ores et déjà condamnés à la
disparition, au néant et la trace physique, et seulement physique
que nous laisserons dans l’Univers sera réduite à quelques
infimes atomes au milieu de milliards de milliards et de milliards
d’autres.
J’essaie
d’être léger : faisons comme si. (Dans un de ses films,
Woody Allen enfant rêvasse à table. « Mom,
l’Univers est en expansion », dit-il. Et sa mère lui répond :
« Mange ta soupe et ne t’occupe pas de l’Univers. »)
Je rêve de voyages, projette des livres à lire ou à écrire, des
plats à préparer pour le Réveillon de l’an prochain. Il y a des
gens que j’aimerais connaître, aider, essayer d’aider et
d’autres qui ont des choses à m’apprendre. Imaginons que la
Terre est vaste, révoltons-nous contre nos malheurs et celui des
autres, fêtons le gain de 7 euros 70 à l’Euromillionaire,
plantons du raifort au bord du ruisseau pour assaisonner les
concombres au levain, continuons à vitupérer le gouvernement, à
débattre pour savoir si ce que fait Jeff Koons est de l’art et
bien que nous sachions que nos amours ne sont pas éternelles,
faisons-en une raison de vivre, en attendant…
On
rejoue Funny Face
rue Champollion. Avec Audrey Hepburn.
……………
« Comme
ça, ça t’va
mieux ? »
P.S.
Plusieurs personnes
m'ont dit qu'ils n'ont jamais aimé Charlie
Hebdo. Moi,
chaque fois que j'ai eu l'occasion de le lire, j'ai ri et y ai trouvé
un immense plaisir, malgré (ou à cause ?) des plaisanteries
stupides sur les handicapés, les pauvres, les juifs, les catholiques
ou les musulmans. (Je me souviens d'une engueulade avec des amis
quand Harakiri s'est
moqué des enfants du Biafra.)
Le
hasard veut que je sois justement plongé sinon noyé dans Freud
(dans Le Mot
d'esprit et
dans un texte moins connu, de 1927, Der
Humor). Et grâce à
Sigmund, je viens de comprendre pourquoi j'aime Charlie
et j'ai aimé
Harakiri. Ces
journaux, comme la littérature pornographique, comme la lecture des
faits divers, permettent à mon moi de vaincre le surmoi, et du même
coup acquérir un immense Lustgewinn,
un gain de plaisir. Que, toujours selon le bon docteur, seul le rêve
me permettrait d'obtenir.
Des
bonnes âmes ont ânonné à la télé et à la radio, que "les
dessinateurs de Charlie étaient
gentils, qu'ils n’auraient pas fait de mal à une mouche".
C'est tout faux. Ils étaient salaces, grossiers, vulgaires,
hargneux, satiriques, cyniques, iconoclastes, blasphémateurs. Quant
aux mouches… si vous saviez ce qu’ils leur faisaient… Notre moi
a besoin de cela. J'espère que Charlie ou
un autre journal « pas gentil » reprendra (j'allais dire
le flambeau, mais le mot ne correspond guère à ces potaches
malotrus) disons le crayon, et que cet esprit, qui, s'il est, comme
on dit, français (?), durera et perdurera.
Autre
chose, la même chose : c’est avec attendrissement que j’ai
vu le Hongrois OrbánViktor marcher au premier rang de la manif du 11
janvier. Et Hollande a eu tort de lui serrer la main avec tant de
distance et de froideur. Il aurait dû le serrer sur son cœur et
faire plein de bisous sur la bouche de cet ennemi acharné de la
presse libre transformé d’un coup en champion de la liberté !
adam
biro
février
2015
biroadam4(AT)gmail.com
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