Ces fameuses années
cinquante... J'étais trop jeune pour me rendre compte de ce qui allait
pousser le pays à l'insurrection. Les adultes ont tout fait pour
préserver notre insouciance. Cependant, leurs silences, les phrases, les
mots coupés dans leur élan, les regards inquiets étaient autant
d'indices dérobés par l'enfant que j'étais. Des mots étranges dont le
sens, tout en restant flou, était chargé de maléfice. Le mot " finánc" * par exemple: il fallait s'en méfier car il pouvait débarquer à l'improviste, tout emporter avec lui, y compris la liberté.
Pourtant, c'était une enfance heureuse dont quelques images fugitives
font surface comme les compositions aléatoires d'un kaléidoscope. Mon
père rentre avec le soleil couchant et détache du porte-bagages de sa
bicyclette un énorme globe vert foncé: une pastèque de 10 kg. Il nous
apprend à reconnaître si elle "sonne" mûre, en tapant avec l'index
recourbé sur l'écorce brillante. Sous son couteau, la pastèque se fend
avec un craquement prometteur et nous découvrons les pépins noirs logés
dans la chair écarlate et juteuse... Promesse de festins infinis de tous
les étés...
... Dans la nuit noire et la neige immaculée qui recouvre la cour, les
flammes du bûcher montent au ciel. Le cochon qui assurera l'essentiel
de la viande pour la famille, ne proteste pas. Ce n'est pas la tuerie à
la chaîne des abattoirs. On va l'amadouer avant de le coucher sur la
paille et le tuer d'un coup de couteau expert qui lui épargnera
l'agonie. On recueille le sang frais dans un récipient, on le fait
revenir dans du saindoux avec des oignons en quantité, pour le servir au
petit déjeuner. Ce sera le premier acte d'un rituel qui durera une
bonne partie de la journée.
... L'automne charrie les odeurs des récoltes et mon kaléidoscope
personnel compose l'image d'un gros tas de maïs déversé dans la cour.
Toute la soirée se prolongeant dans la nuit où la fraîcheur monte et
remplace la tiédeur du jour, les voisins se réunissent pour débarrasser
les têtes blondes du maïs de leurs enveloppes. Les enfants se roulent
dans les feuilles odorantes, le travail se fait vite, sous le
bruissement des rires et des histoires... Et mon kaléidoscope tourne...
*finánc (prononcer:
finantz) contrôleur fiscal, chargé de vérifier si les gens des
campagnes ont bien restitué en impôt, à la mairie, les deux-tiers de
leur récolte, viande, oeufs, tout... Pour nourrir la classe ouvrière, a
dit la propagande officielle...
Flora
Le blog de Flora en français
Flora magyar blogja
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