Élément
de reliquaire, peuple Kota, groupe Mahongwe, Gabon
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Parlons
d’art, d’amour et d’argent.
De
l’art et de l’amour. Les grandes affaires de ma vie. Parlons de
Turner par exemple, de cet Anglais génial qui me fascine. Un vrai
peintre : il n’a rien d’autre à dire que l’art. L’art
porté à son point le plus haut. Il ne suit pas, il ne précède
pas. Si ses huiles subissent l’influence de Claude Lorrain, la
liberté de ses aquarelles, de ses dessins est totale. Et l’on se
trompe en découvrant dans les couchers de soleil, dans les lumières
de ses aquarelles l’annonce de l’impressionnisme. Turner n’a
pas de théories. Aucun message. Aucune étude scientifique, aucune
palette chromatique, aucun « isme ». Il n’est pas
Filiger. Ni Seurat (dont les dessins sont des merveilles, soit dit en
passant). Il sent, il exécute. Comme Picasso. Dans le même carnet
se suivent d’une page à l’autre, voire sur la même page, un
couple d’amoureux au lit, à demi vêtus ou plutôt à demi
dévêtus, dont la position est à l’opposé de celle du
missionnaire, un pont, une église, deux taches de couleur
abstraites, puis trois dessins très précis, très réalistes, quasi
anatomiques de sujets très érotiques que la bienséance m’interdit
ne serait-ce que de laisser deviner. Lui, Turner, ne pense à rien,
ne cache rien, n’a honte de rien ; il décrit. Seules les
formes l’intéressent, la couleur, la représentation d’une
image. Mentale, artistique.
Si
j’avais de l’argent, je m’achèterais une aquarelle de Turner.
*
Parlons
donc d’argent et d’art. On connaît l’anagramme créé par
Breton pour, contre, sur Salvador Dali : « Avida
Dollars ». Et le jeu de mot sur « de l’art/dollar
» est d’une grande banalité. Voici deux anecdotes.
La
première est sordide. Un jour, je fus invité à déjeuner
(non pas moi mais l’éditeur d’art qui porte mon nom) en semaine,
par un collectionneur, dans son hôtel particulier. Nous fûmes
servis par un maître d’hôtel en gants blancs. En buvant le café
dans son bureau, et avant de passer au motif de l’invitation — un
livre, quoi d’autre ? il n’allait pas parler d’argent, pas
avec moi tout de même, ni d’amour —, le collectionneur me montra
une petite tête sculptée.
— De
qui est-elle ?
Je
pensais bien à un sculpteur, mais ce n’était pas possible, car je
venais de publier le catalogue raisonné de cet artiste, et la tête
n’y figurait pas.
— Vous
avez l’œil. C’est en effet de lui.
— Donnez
m’en donc une photo pour que je la publie dans la réédition.
Contre
toute attente, le nabab n’y tenait pas. Il lui suffisait de
posséder l’objet, et de savoir de qui il était. D’être seul à
le savoir. J’étais fort impressionné par cette attitude
rarissime que je racontais à tout le monde. « Ça, c’est la vraie
classe. La vraie richesse. Loin de la foule déchaînée, du
commerce, du bruit, du marché de l’art. De l’argent. »
Et
puis lors du décès du collectionneur, je lis dans un journal que
cet homme avait traficoté avec les Allemands pendant l’Occupation,
qu’il leur vendait des objets d’art achetés pour une bouchée de
pain à des juifs aux abois. Parmi les noms des artistes se trouvait
l’auteur de la petite tête. Et l’« l’amateur »
s’est gardé les plus belles pièces. Ni vue, ni connue. Et pour
cause…
(Amateur
vient d’aimer…)
*
La
deuxième est une histoire d’amour. Pour l’anniversaire de notre
fille, historienne de l’art, africaniste, j’avais acheté, assez
cher, pas trop, un reliquaire mahongwe
que je gardai
caché au bureau en attendant l’anniversaire qui, chez nous, grâce
à ma femme, est toujours ponctué d’un repas de fête. Passe la
conservatrice du département africain d’un grand musée européen,
qui me réprimande.
— Je
vous ai déjà dit de ne pas acheter n’importe quelle cochonnerie,
fabriquée dieu sait où et par dieu sait qui. Votre reliquaire est
évidemment un faux.
— Donnez-moi
cet avis par écrit et je rends l’objet au marchand.
Ce
n’était pas possible. Les conservateurs n’ont pas le droit de
faire des expertises.
Le
cadeau que je voulais beau, original…
Le
hasard voulut que le même jour passât à mon bureau l’un des
meilleurs marchands parisiens d’art africain.
— Oh,
le beau mahongwe
que vous avez
là ! – s’écria-t-il.
Je
le priai de ne pas se moquer de moi, de ne pas retourner le couteau
du savoir dans la plaie béante de mon ignorance et de ma naïveté.
Et je lui racontai la conversation que j’eus quelques heures plus
tôt avec la conservatrice.
— J’aimerais
que Mme X. me prouve qu’il s’agit d’un faux. Pour moi, c’est
un reliquaire authentique, ayant toutes les caractéristiques d’un
objet fabriqué en Afrique, manuellement.
Il
me les montra.
— Je
vous l’achète.
Cette
fois, j’étais perdu. Comment s’établit la valeur des objets
d’art ?
Pour
la valeur marchande des objets d’art africain, m’expliqua-t-il,
seule compte la provenance, le pedigree.
Un masque des collections Goldet, Tzara ou Vérité vaut beaucoup,
beaucoup plus qu’un masque identique mais sans origine.
— Quant
à votre reliquaire, il vous plaît, n’est-ce pas ? Alors, où
est le problème ? Vous n’êtes pas marchand. Il ne s’agit
pas d’argent. Vous l’aimez ? Votre fille l'aimera. Contentez-vous du plaisir.
Il
avait raison. Que la Tate Gallery m’offre une aquarelle de Turner.
Je me contenterai du plaisir. De l’art, de l’amour. Ne parlons
pas d’argent.
adam
biro
août
2013
biroadam4(AT)gmail.com
Je me pose souvent les mêmes questions! Je suis admiratrice insatiable de certaines oeuvres d'art et pratiquant moi-même (très modestement, j'ose à peine le mentionner en compagnie de ces grands noms admirés!) le dessin, je pars souvent du plaisir instinctif éprouvé à leur rencontre...
RépondreSupprimerBonjour Rozsa T. (alias flora), ce billet d'Adam Biro et votre commentaire me rappellent une belle réflexion sur l'oeuvre d'art de Serge Rezvani au travers de son roman "L'origine du monde". Si vous ne le connaissiez pas, je vous en recommande vivement la lecture. C'est un livre intelligent, drôle, passionnant. Pour vous en donner une idée, voici deux liens :
RépondreSupprimerhttp://www.franceculture.fr/oeuvre-l-origine-du-monde-de-serge-rezvani.html
http://www.babelio.com/livres/Rezvani-LOrigine-du-monde/74762
Bien à vous
Jean-Pierre