mercredi 10 décembre 2008

Quartier juif de Budapest - Une interview de Michel Polge, architecte, expert de l'ICOMOS-UNESCO

L'hebdomadaire culturel Magyar Narancs a interviewé Michel Polge à l'occasion de son passage à Budapest en novembre 2008. Michel Polge avait été missionné, il y a un an, en novembre 2007, par l'ICOMOS-UNESCO pour établir un diagnostic du quartier juif de Budapest, inscrit au Patrimoine mondial de l'UNESCO comme zone à protéger.

"Michel Polge architecte, auteur du rappport sur la situation de l’ancien quartier juif.

Magyar Narancs: A l'initiative des associations, vous êtes venu en Hongrie il y a un an en tant que chargé de mission, invité par l’Etat hongrois et par la ville de Budapest pour établir une expertise sur l’évolution de l’ancien quartier juif. Qu'est-ce qui a déterminé votre visite de l'époque ?

Michel Polge: Pour répondre il me faut préciser ce qu'est le patrimoine mondial. Le patrimoine mondial est un label. Tout Etat peut demander qu'une zone culturelle ou naturelle soit inscrite sur la liste du patrimoine mondial. Puis l’UNESCO examine la demande et accepte ou refuse tout simplement.
L'Etat hongrois, dès les années 80 avait demandé et obtenu l’inscription du quartier du château à Buda comme patrimoine mondial. Plus tard, après le changement de régime l'avenue Andrássy avec l’ancien quartier juif font aussi l’objet d’une demande qui est acceptée.
MN: L'avenue Andrássy est un lieu patrimoine mondial, le quartier juif est ce qu'on appelle sa zone tampon, territoire y conduisant. Quelle est la différence entre territoire du patrimoine mondial et la zone tampon ?
MN : Il n’y a pas de différence fondamentale. La zone tampon se situe autour du territoire du patrimoine mondial. C'est aussi une zone de protection qui n'est pas moins concernée par des obligations que le reste du périmètre patrimoine mondial. Les obligations du patrimoine mondial ne sont pas régies par des règlements, c'est un engagement moral de respecter les principales „vertus” patrimoniales du quartier concerné. Pour revenir à la question de la raison de ma venue à Budapest: des plaintes de l'association Óvás! sont parvenues au Comité du patrimoine mondial. La plainte portait sur le fait que des arrondissements vendaient des bâtiments de grande valeur architecturale et qu'à leur place se construisaient des bâtiments de qualité médiocre. Lorsqu'une plainte lui parvient, le Centre saisit l’Etat concerné et s'informe sur la situation. L'Etat hongrois a décidé, pour répondre aux questions posées dans les plaintes, de demander l'avis d'un expert.
MN : Pourquoi est-ce vous qui avez été demandé ?
MP: Précisons que les experts sont des volontaires, il ne reçoivent pas de rémunération. Moi, je suis architecte de formation, au service de l’Etat. Je pense que la raison qui a motivé ma venue est que j’ai une double expérience professionnelle: pendant 10 ans architecte en charge du patrimoine architecural et urbain, puis depuis 15 ans, architecte travaillant sur la réhabilitation des quartiers anciens, et en particulier sur l’habitat existant.
MN: J'aimerais, que vous puissiez dire pourquoi vous trouvez que le vieux quartier juif a de la valeur.
MP: Pourquoi faut-il expliquer cela ?
MN: Parce que pour l'opinion publique, ce n'est pas évident. C'est un secteur d'habitat dense, avec des appartements obsolètes, des immeubles en mauvais état.
MP: En règle générale l'opinion publique a tendance à donner de la valeur au très ancien, il est plus facile pour le grand public de respecter la vieille ville de Prague qu'une partie de ville du 19ème siècle. Ce quartier de la ville, dont le quartier juif fait partie, vous l'avez très bien deviné, dispose de valeurs urbanistiques remarquables et on y trouve beaucoup de styles de l'histoire de l'architecture. De surcroît, ce n'est pas un musée, mais un quartier vivant de la ville. Moi, je ne suis pas du genre à me battre contre vents et marée pour la conservation, mais je prétends qu'il est facile de réhabiliter ce quartier de la ville de grande qualité, qu'il est facile de le traiter selon les principes du développement durable. Il s'agit d'une partie de ville, belle, vivante, fonctionnant, bien que ce soit une population en majorité pauvre qui soit restée ici.
MN: Qu'est-ce qui vous permet de penser qu'il est facile de réhabiliter ?
MP: Un tel quartier de ville serait le rêve de n'importe quel urbaniste français. Chez nous beaucoup de villes sont construites de manière dense, il y a peu d'air, peu de places. Ici la trame viaire est parfaite. Les bâtiments ne sont pas trop élevés, il y a de la place entre eux, il y a de grandes cours lumineuses, on peut facilement transformer les immeubles existants pour des besoins modernes si on fusionne les appartements et éventuellement si on réunit les bâtiments. Pour obtenir la même chose dans beaucoup de villes française, il faudrait démolir la moitié des constructions! C’est ce qu’a dû faire Hausmann à Paris au 19° siècle. De plus, Budapest un exemple au plan mondial de l'urbanisme du dix-neuvième siècle, dont il n'en reste plus beaucoup au monde. Budapest est une des plus belles villes d’Europe, et une ville vivante, pas un musée.
MN: Quelle expérience tirez-vous de votre mission ?
MP: J’ai trouvé ici, l’an dernier, une situation parfaitement contradictoire, voire absurde..
MN: Pourriez-vous le définir ?
MP: Imaginez un peu: un ami hongois vous présente des bouteilles de Tokaji, il vous dit qu’il en est très fier, vous goûtez le vin et pensez que votre ami hongrois a raison… puis votre ami hongrois prend un marteau et commence à casser des bouteilles… C’est absurde, n’est-ce pas? Je suis arrivé un dimanche, les discussions ont commencé officiellement le lundi matin, mais à ce moment-là j'aurais pu déjà terminer mon rapport. Après tout la question était : ce qui se passe dans le quartier juif est-il compatible avec le titre de patrimoine mondial ? Sans ambiguïté ce n'est pas compatible. C'est absurde. Dans le même temps, ils ont demandé l’inscription au Patrimoine mondial et dans le même temps ont lieu des démolitions de bâtiments remplacés par d’autres bâtiments de moindre qualité architecturale et urbaine et, qui plus est, peu ou pas habités.

MN: Pourriez-vous expliquer cette contradiction ?
MP: Lundi à partir de 10 heures tout était axé là-dessus. C'est là que cela devenait intéressant pour moi. Quand on voit ce genre de choses on se dit qu'il y a un problème dans la famille. J'ai recherché quel était le problème.
MN: Et alors ?
MP: Il s'agit, selon moi, d'un problème structurel non pas d’une volonté délibérée de détruire. Le partenaire de dialogue du Comité du Patrimoine mondial c'est l'Etat. C'est lui qui est responsable du patrimoine mondial. C'est le Conseil municipal de la capitale qui est responsable des grands principes de l'aménagement urbain. Le droit de l’urbanisme est quant à lui entre les mains des mairies d'arrondissement. Par conséquent le pouvoir est réparti entre trois acteurs. Le quatrième acteur est l'argent, l’investissement privé. Ce nest pas le droit, pas les lois qui gouvernent en 1° lieu, mais l'économie. Les lois nous les faisons pour orienter l'économie, pour éviter le pire, pour réguler, encore faut-il agir tous dans le même sens. Ce qui m'est apparu évident, c'est que l'évolution actuelle du quartier est d'abord une question économique à travers des opportunités, plus que des choix délibérés. Les investisseurs, étrangers et hongrois, achètent les immeubles à l'arrondissement et les détruisent et remplacent comme ils veulent. L'investissement capitaliste est une chose positive, indispensable, mais ici il n'y avait rien ou presque qui le régule. Il manquait des outils de négociation pour la puissance publique à travers des avantages économiques pour l’investissement privé dès lors qu’il acceptait des conditions sociales, techniques, etc. Je ne veux pas me référer constamment au régime français, mais je le fais ici quand même: dans le but d'attirer l'investissement capitaliste, on intéresse les acteurs privés à ce qu'ils réhabilitent les immeubles en tant que bâtiment à usage d'habitat avec des contraintes sociales, techniques. En revanche, par exemple encore, on a instauré une taxe pour les propriétaires qui laissent des logements vacants. En d’autres termes „la carotte et le bâton” et des systèmes économiques „gagnant – gagnant”: chacun y trouve son avantage dès lors qu’il joue le jeu. Pour cela tout d'abord il faut que les autorités aient un projet urbain pour l’évolution indispensable des quartiers: sans projet, un quartier meurt, et à l’inverse en laissant les choses se faire d’elles-mêmes sans régulation, on risque des catastrophes. La règlementation de construction est presque une question secondaire. Je suis contre le fait que la règlementation résolve tout. Si elle arrête l'afflux des capitaux, qui aura l'argent pour rénover les maisons ? Il faut une réglementation, mais accompagnée de mesures économiques favorables à la fois aux intérêts publics et privés.
MN: Cet ordre de marche peut être imaginé à l'envers, de telle sorte que l'Etat considère la réhabilitation urbaine comme une cause publique évidente, et qu'il organise son régime fiscal dans cet intérêt, non ?
MP: Moi je crois, que le plus important c'est la volonté locale. Que les arrondissements aient une intention. Moi, ils ne m'ont jamais dit quelles étaient leurs intentions. Il est vrai que la mission était très courte… et que ma connaissance du hongrois ne dépasse pas encore 10 mots.
MN: Avec qui avez-vous discuté ?
MP: Avec les représentants de l'Etat, notamment l'Office de protection du patrimoine, avec des élus et techniciens de la capitale, avec des élus et techniciens des sixième et septième arrondissements, avec des associations, et j'ai demandé en même temps de pouvoir discuter avec des investisseurs, ce qui a été fait.
MN: Il en est tout de même sorti quelque chose des conceptions des arrondissements...
MP: On n'en est pas arrivé à ce niveau. Ils m’attendaient comme un juge, qui rende la justice. J'ai rapidement dit que ce qui se passait ici n'était pas bon, mais que l’important n’était pas de s’arrêter là mais plutôt de parler de ce qu'il est possible de faire. Ce n'est pas le fait d'avoir démoli des maisons et d'en avoir construit des nouvelles qui est le problème central pour moi, mais d’abord le fait d'avoir construit des maisons de faible qualité architecturale et urbaine et que beaucoup d’habitants qui faisaient la vie de ce quartier sont partis pour laisser la place à des logements trop souvent vides que leurs acheteurs n’habitent pas pour bonne partie. Il semblait que l’évolution du quartier n’était que lefruit d’un raisonnement économique trop à court terme et faisant courir un péril pour l’avenir urbain, pas seulement d’un point de vue patrimonial.
MN: Qu'avez-vous donc suggéré ?
MP: Ce ne sont pas des réponses définitives que j'ai souhaité donner, mais proposer des pistes. J'ai suggéré qu'ils créent un workshop, un atelier, pour lequel j’ai proposé mon aide. Le workshop peut aider les différents niveaux de la puissance publique sur différents thèmes, depuis la réflexion sur les incitations économiques jusqu'à la gestion de l'énergie dans l’habitat. Nous n’avons pas de solutions toute faites, pas de solutions miracles, mais une expérience construite dans beaucoup de villes patrimoniales qui peut être utile… ne serait-ce que pour ne pas risquer derépéter des erreurs que nous avons faites! Dans plusieurs pays le taux de la TVA est différent en construction neuve et en réhabilitation. Ceci a deux avantages : la réhabilitation se réalise mieux et on peut freiner le travail au noir. On peut parler d’outils économique divers. Vous voyez, je crois avant tout aux outils économiques qui permettent un deal favorable aux investisseurs privés et en même temps à l’intéreêt public. La réglementation est aussi utile, mais en accompagnement, surtout pas comme seule réponse: mieux vaut orienter l’énergie que tenter de la barrer. Il y a un autre sujet essentiel. Il est manifeste, que sur le plan de l'aménagement urbain, la distribution des rôles entre la capitale et les arrondissements génère des difficultés considérables, les arrondissements sont concurrents les uns des autres. Mais là s'arrête aussi mon rôle d’expert technique. La question ne dépend plus d'un expert étranger mais prend une tournure politique hongroise. C'est d'une décision politique que dépend ce qui arrive: mon travail s’arrête là.
MN : Il s'est écoulé un an, ont-ils cherché le pas en avant expérimenté avec la suggestion d'atelier ?
MP : S'ils l'ont cherché ? Qu'en pense une journaliste ?
MN : Je suppose qu'ils ne l'ont pas cherché.
MP : Ce qui s'est passé en un an, c'est que le Centre du patrimoine mondial a réagi sur la base de mon avis d'expert, il a notifié à l'Etat hongrois, que l'état du quartier juif le remplit d'inquiétude”… ce qui dans la langue diplomatique n’est pas rien!. Autrement dit l'Etat hongrois est confronté à une situation difficile. Ajoutons que ma mission s’est déroulée pour moi de façon très intéressante et les discussions avec les services de l’Etat et de Budapest capitale très enrichissantes pour moi: c’est un plaisir de travailler à Budapest, mêms si, d'après mon impression personnelle, je n’étais pas le bienvenu pour les arrondissements : que Polge retourne en France! Lorsque je dis cela je ne juge pas, je n'ai même pas à porter de jugement. Cela mettait seulement l'éclairage sur le fait qu'il y a un problème structurel. Mais ce n’est pas à moi de le résoudre. Maintenant, attendons les réponses qui seront données. Selon vous qu'est-ce qui est essentiel ?
MN : Je vois deux problèmes essentiels, l'un est culturel, j'entends par là , que simplement puisse se poser comme question, pourquoi ce quartier a de la valeur. Le deuxième est économique : c'est ainsi que je le vois, qu'il est indicible qu'il y ait un consensus dépassant les partis, sur le fait que le patrimoine puisse être utilisé à des fins économiques dépassant celles de l'intérêt du développement du quartier, autrement dit puisse servir des intérêts privés ou précisément le financement des partis.
MP : A la base cela ne change rien à la question qui m’était posée que l'acteur économique privé donne de l'argent aux partis ou le donne au bar de nuit ou à une association catholique. Et s’il y a des problèmes de morale politique, ce n’est pas à moi d’en juger mais aux Hongrois.
MN : Je pense seulement qu'il est possible de faire de la réhabilitation urbaine de qualité si l'économie finance en même temps les partis, c'est pourquoi c'est aussi une question culturelle. Et vous qu'en pensez-vous ?
MP : Ce n'est pas à moi d'exprimer une opinion là-dessus. Moi, je peux parler de la partie technique. La Hongrie est une une démocratie et je viens donc ici sans aucun problème. Si cette démocratie a des problèmes, ce n’est pas à moi d’en juger mais à vous, Hongrois..
MN : La situation est-elle assez absurde pour que l'UNESCO place le quartier juif de Budapest en péril ?
MP : Actuellement nous en sommes au stade où l'UNESCO a signifié que ce qui se passe ici n'est pas compatible avec le titre de patrimoine mondial. La Hongrie doit rendre compte d'ici février de ce qu'elle a fait jusqu'à présent. A-t-elle réalisé une règlementation qui protège les valeurs du secteur, a-t-elle fait naître les conditions économiques de la réhabilitation du patrimoine ? Pour le moment je n'ai pu faire l'expérience que d'une détérioration évidente mais nous verrons bien et le moins que l’on puisse dire est que le sujet de l’ancien quartier juif ne laisse pas ici indifférent. C’est en soi très bon signe. L’inertie est la pire des choses et ici les choses ne sont pas inertes. De plus, ce que je trouve intéressant en tant que spectateur extérieur c'est que les représentants de la société civile viennent et s’expriment. La question n'est pas de savoir si Óvás! et les autres associations ont raison ou pas, mais que se dresse un acteur qui trouve difficilement sa place, la société civile, les électeurs de base. Le seul fait que cet acteur soit présent dans le débat général est une „valeur ajoutée” qui prouve que quelque chose se passe. Qu’est-ce que c’est qu’un bon projet? C’est un projet où personne ne trouve tout ce qu’il voulait mais où, quand même, chacun trouve assez pour être satisfait."

Traduction en français : Jean-Pierre Frommer


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