Par Michelle Moreau Ricaud
Voilà
125 ans que le grand écrivain Frigyes
Karinthy est né. Et vingt
ans que Ferenc Karinthy est mort. L’Institut Hongrois fêtait cet
événement, le 9 mai 2012, par une soirée littéraire intitulée
« Voyage autour des Karinthy ». On y évoquait cette
famille ou plutôt cette dynastie.
Présentation
des personnages :
l’ancêtre, Frigyes Karinthy (1887-1938), puis Ferenc Karinthy
(1921-1992), honorés par leurs descendants présents Pierre Karinthy
et Marton Karinthy. Pierre et Judith Karinthy ont traduit ensemble
les ouvrages de la famille Karinthy, de Frigyes et Ferenc, ainsi que
d’autres auteurs hongrois, publiés notamment chez Viviane Hamy et
Denoël. Quant au petit-fils de Frigyes, Marton Karinthy, il est
directeur et metteur en scène de théâtre à Budapest. Et il a
renoué avec l’écriture avec Les
Démoniales et Porte
de la tempête.
La
famille a abandonné le judaïsme et s’était convertie à la
création littéraire. Beaucoup de traumas et de pertes dans la vie
de Frigyes et de ses descendants (les deuils : la mort de la
première femme de Frigyes, les guerres, et comme pour tous les
Hongrois, le Traité de Trianon, etc.). Cette famille, bohème et
féconde, compte donc déjà trois générations d’auteurs pour
l’instant : Frigyes, Ferenc, Marton…
Bien
mise en scène, la soirée a commencé par des informations projetées
sur écran : le site Karinthy, avec des mots-clés, permet de
retrouver des Nouvelles, écrites dans le style ironique, insolent,
ludique, propre à cet auteur. Ainsi: « Halandzsa »,
charabia inventé, mot passé maintenant dans la langue commune ;
« L’exécution » ; « Racisme » ;
« Propagande » : un régime politique est proposé
vantant ses mérites; « Histoire » : deux femmes
parlent chiffons à travers les différentes guerres qui se
succèdent et on ne saura pas la fin de l’histoire …
Puis un
collègue, Paul Wiener, a présenté succinctement la personne et
l’œuvre de Karinthy, et Marton Karinthy a évoqué sa famille, en
hongrois et traduit par Judith Karinthy. Il a mené une véritable
« enquête », essayant d’en découvrir les secrets. Son
récit était entrecoupé d’aphorismes, dits par Pierre Karinthy et
d’extraits de l’œuvre de Frigyes lus par un jeune comédien,
Matthias X. Citons juste ce piquant « Descartes »,
version féminine : « Mon mari pense, donc je suis ».
Enfin un court métrage, tiré de la nouvelle « Rencontre
avec un jeune homme » termina la soirée avec le traditionnel
vin de Hongrie.
Karinthy
est devenu « une référence centrale en Hongrie »
: un sujet du baccalauréat de cette année n’actualise-t-il pas sa
pérennité ? « Ecrivain de l’absurde et (pré-)
dada » avant l’heure, il joue constamment avec les mots, le
sens, etc. Auteur fécond de romans, nouvelles, science-fiction, il
était surtout connu pour ses pastiches qui régalaient ses amis de
Budapest, lors des soirées passées dans les cafés, tels le New
York, le Central, etc.
Était-il
misogyne ? Capillaria
ou le pays des femmes,
parodie de la guerre de sexes, et certains aphorismes pourraient nous
le faire croire ; mais Marton nous rappelle qu’il avait quatre
sœurs ! Son fils, Gabor, « Le nain géant », « Le
prince des douleurs », a certainement été malade mental. Son
frère, Ferenc, un joueur de polo, roman kafkaïen
Epépé, nous fait partager
l’angoisse d’un homme partant à un congrès, perdu dans un
aéroport, perdu dans un pays, cherchant la frontière, retrouvant la
source de rivière qu’il va suivre pour sortir du pays, pouvant
indiquer une désorientation psychique, politique, etc. Il était
fort critique de ce « communisme de Goulash ».
L’écrivain hongrois,
isolé dans le monde, dans ces temps-là plus que de nos jours, porte
le poids du fardeau de tous les Hongrois et celui de l’humanité.
Karinthy
était un amuseur ; il se moque du bourgeois, il veut l’épater,
comme le montrent certains aphorismes célèbres de cette famille.
« Les chaînons », est-il à l’origine du Facebook ? Il faisait du
théâtre politique dans les rues, un peu comme le théâtre de
l’opprimé d’Augusto Boal des années 70 ‘s? Il cherchait
constamment la provocation, s’habillant, par exemple, de pantalons
de flanelle et T-shirt blanc, mais sortant une barre de fer à la
main… ou avec ses copains écrivains, jetant la clé du café New
York dans le Danube, pour
qu’il ne ferme pas la nuit. Il « casse les murs de la
littérature » en caricaturant des ouvrages, caricatures qui
deviendront plus connues que les originaux ! cependant c’était un
honneur d’être caricaturés par lui. Reconnu dans la rue par des
passants qui en restaient bouche bée, il leur disait : « Oui
je suis Karinthy. Reprenez-vous, revenez à vous ! ». Il
était si apprécié que les bus s’arrêtaient pour le prendre
alors qu’il habitait au milieu d’une rue.
Il a
mené une vie assez idyllique. Sa première femme était une actrice
de la compagnie Thalia. Quelques problèmes conjugaux s’expliquaient,
disait-il, par le fait d’un …« mariage mixte » !
d’où le paradoxe qu’il s’amusait à répéter : « Comment
un homme et une femme pourraient-ils se comprendre : ils ne
désirent pas la même chose : l’homme désire la femme et la
femme désire l’homme. »
Un
aphorisme, cité d’ailleurs
par Freud : « J’ai rêvé que j’étais deux chats et
que je jouais ensemble ».
Karinthy le philosophe, le sage, est
moins connu que l’humoriste, qui en souffrait et utilisait la
métaphore de la pomme de terre (dont on ne garde qu’une partie,
jetant l’autre.)
La
guerre va le déprimer et ses pensées cyniques lui font inventer une
« Conserve d’hommes ». On trouve aussi chez lui des
thèmes bibliques (Barrabas)
Son
projet d’écrire « La nouvelle grande Encyclopédie »
n’a pas pu se réaliser, trop chargé de famille : un
deuxième mariage, un fils apporté de chaque côté plus un commun,
à eux, d’où leur blague bien connue : « votre fils et
mon fils se disputent avec notre
fils », humour d’une famille recomposée. Il avait anticipé
une tumeur dont il a souffert et été opéré vingt ans plus tard.
« Voyage autour de mon crâne», montre son auto-
observation, et sa dignité humaine et refus de la souffrance. Il vit
encore deux ans, après son opération, de café en café, et dans un
travail intense, fiévreux.
Son
fils, lui, ne voulait pas écrire. Pourtant, caché dans une cave
pendant le nazisme - sa femme est morte Auschwitz - il écrit
« l’Évocation des esprits », qui est une vie de son
père , « Confiture d’abricots, « L’âge d’or »,
« L’escalier », « Le vie théâtrale ». Et
un Journal en
trois volumes, œuvre qui cherche un éditeur…
J’aime
beaucoup Karinthy, ce clown triste et grand romancier ; dans le livre
Cure d’ennui. Écrivains autour de Sandor
Ferenczi, que j’ai édité
en 1992, chez Gallimard, nous lui avions, avec P. Adam, consacré
trente cinq pages, soit cinq nouvelles traduites par S. Képès :
« Ma mère », « Rencontre avec un jeune homme »,
j’étudie la vie psychique », « Je et P’tit -Je » ,
« Chez le psychiatre » ; et trois pages où je le
présentais, ainsi que la bibliographie des ses œuvres déjà
traduites en français.
Karinthy
m’étais d’abord apparu comme un adolescent surdoué séchant les
cours, écrivain précoce publiant dès quatorze/quinze ans, faisant
feu avec humour, de toute idée et expérience même les plus
douloureuses. Ainsi, l’affreuse période de ses années de lycée,
recréées, reprennent couleur dans ce délicieux petit livre Tanar
ùr Kérem ( Monsieur le
Professeur), heureusement traduit par Françoise Gal, M’sieur,
In fine, 1992, le fils de mes amis, Adam, 8 ans à l’époque, ayant
refusé de me donner son exemplaire en hongrois. Avec M’sieur,
Karinthy est passé à la postérité et il a séduit toutes les
générations depuis sa publication en 1912.
Gageons
que ce « jeune homme à la tignasse ébouriffée » qui
était venu rencontrer Ferenczi autour de 1908 -1910, pour lui
dire son enthousiasme pour la psychanalyse, cette « science
d’éveil », lui a néanmoins réservé ce trait d’esprit :
« En
effet, la science du siècle passé a réussi à démonter l’homme.
On aurait besoin de quelqu’un pour le remonter ». D’autant
que « Chez le psychiatre » campe un étrange médecin
nommé Berenczi !
Mais auparavant, il a utilisé l’auto-analyse et la régression
vers l’enfance pour retrouver
ses propres souvenirs et nous faire rire à ses dépens de ses
aventures de cancre doué, nul en gymnastique (« je pendouille
aux agrès ») , et nous amuser de toutes les farces de
potaches, en passant par les angoisses d’être interrogé et les
mégalomanies des jeunes élèves…
Et il se
moquera encore dans « J’étudie la vie psychique »
(traduit dans Cure d’ennui)
de la prétention de l’apprenti psychiatre, si impatient de coller
un diagnostic sans autre savoir que son intuition, qu’il échoue et
se décourage...
Son goût
de l’auto- observation en fait un clinicien ès lettres, comme la
description d’ une expérience de deuil impossible chez l’enfant
que nous trouvons dans « Ma mère ». Auto- observation
qu’il répètera en 1936, après son opération d’une tumeur
cérébrale, dans « Voyage autour de mon crâne ».
Vive
(les) Karinthy !
Michelle Moreau Ricaud
Psychanalyste, Membre et Secrétaire
analytique du IV e Groupe
Présidente de la Maison Ferenczi
Paris