Edvard Munch, Le
Cri, 1893, tempera sur carton, Musée Munch,
Oslo
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Assis dans un café
parisien, boulevard de Bonne Nouvelle, par une
matinée froide, non pas vraiment froide mais glauque, par une
matinée de petite pluie parisienne, typiquement parisienne, parce
que nulle part, dans aucun pays au monde il ne pleuvine comme à
Paris, aucune ville n’a cette qualité de pluie, aussi mouillée,
aussi mouillante, aussi pénétrante-insinuante, aussi… comment
dire, une pluie qui vous fout l’envie de vous balancer dans la
Seine, pour être vraiment mouillé, une bonne et dernière fois, je
regarde un vieil homme traverser la chaussée. Misérable, en loques,
avec toutes les peines du monde, très lentement, en portant un sac
en plastique trop lourd pour lui, il se traîne au milieu du
boulevard, en dehors de tout passage protégé. Il va se faire
écraser. Je me lève pour l’aider. Il m’envoie paître.
Et soudain je me
souviens de ce garçon de sept-huit ans, vu un jour en Grèce. Il
avait un pied malade énorme, effrayant, qu’il n’arrivait presque
pas à soulever, et il essayait, désespérément et en vain, de
courir dans la poussière et la chaleur, et de jouer avec les autres
enfants, de rattraper la balle.
Et refait surface
dans ma mémoire une des courtes nouvelles de l’écrivain hongrois
Karinthy Frigyes qui parle d’un personnage typique des cafés de
Budapest, un vigéc,
un représentant de commerce toujours pressé, léger, nonchalant,
tourbillonnant, enchaînant les sujets les uns après les autres,
parlant un argot composé de syllabes, de raccourcis et
d’interjections, d’éructations. Puis Karinthy l’a revu après
la guerre, la première. L’homme avait reçu sur le front, lors
d’une déflagration, un choc qui l’a rendu gravement bègue. Et
au lieu des rapides demi-phrases d’avant guerre, son discours était
devenu compliqué, circonstancié, châtié, avec des périphrases,
des subordonnées, des formules alambiquées — qui, ajouté au
bégaiement, lui interdisaient, évidemment, toute communication, car
personne n’avait le temps ou la patience d’attendre la fin de sa
phrase.
Et, tout en
regardant le SDF boulevard de Bonne Nouvelle, je me rappelle aussi
une histoire juive, où les étudiants talmudiques de Wolsviller
demandent à leur rabbin érudit :
— Rabbi,
avec ta science, pourquoi n’es-tu pas devenu un Rachi, un
Maimonide, un Einstein ?
Le rabbin répond :
— Quand je me
présenterai devant l’Éternel, que Son Nom soit loué, ce qu’Il
me demandera, ce ne sera pas pourquoi je n’ai pas été Rachi,
Maimonide ou Einstein. Il me demandera si j’ai bien été le rabbin
de Wolsviller.
Et j’enchaîne :
dans ses Carnets,
Camus s’interroge devant sa glace. Il voudrait être différent,
peut-être plus beau, le nez un peu comme ci, la bouche plus comme
ça… Cependant, dit-il (avec d’autres mots, mieux que moi), il
faut s’accepter. Je m’accepte. Je fais avec. Ça me coûte.
Et je continue : en
exergue de son Cimetière marin,
Valéry a inscrit, en grec, la troisième Pythique
de Pindare :
Ô mon âme,
n’aspire pas à l’immortel, mais épuise le champ du possible.
Et j’oppose à
cela mon sujet de bac (on l’appelle « maturité »
dans mon pays romand), une phrase de Chateaubriand : « Il
n’y a rien de si grand, de si beau, de si noble que ce qui n’existe
pas. » (J’hésite quant à l’auteur, et je cite la phrase
de mémoire. C’est si vieux…)
Et là je m’arrête
et je dis non.
À quoi tout cela
sert-il ? Pourquoi ne pas laisser tout tomber ?
Qu’attendons-nous de la vie, des autres, du hasard, qu’est-ce qui
nous fait tout de même avancer, être ? Nous tous, le petit vieux
parisien et l’enfant de Koroni souffrant d’éléphantiasis,
l’invalide de guerre de Budapest, « (…) les gosses battus
par l’ivrogne qui rentre, (…) la vierge vendue qu’on a
déshabillée, (…) tous ceux dont la chair se déchire ou succombe,
(…) ceux qui sont sans pieds, (…) ceux qui sont sans mains »…
et moi et moi et moi ?
Le pays qui n’existe
pas m’attire moi aussi, mais je résiste à l’idée ô combien
tentante de m’y rendre, à la tentation d’en prendre le chemin
par la drogue, l’alcool, le crime, le terrorisme, et je choisis
contre le suicide et contre toute raison, malgré
la pluie parisienne et le malheur qui rôde, et sans croire à celle
qu’implore Francis Jammes, d’aller, d’essayer d’aller en
titubant, avec mon nez comme ci, la bouche comme ça, le pied
difforme et le verbe défaillant, ni Maimonide, ni Camus, ni
Einstein, en traînant mon sac en plastique, souvent en dehors des
passages cloutés, vers l’épuisement du champ du possible.
En attendant (en
attendant quoi ?), je reste assis au café, boulevard de Bonne
Nouvelle.
adam biro
mars
2014
biroadam4(AT)gmail.com
Il doit y avoir de jolies choses, dans ton sac plastique ! merci pour ce très beau texte.
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