D’abord les faits :
Dans les années cinquante, les
yeux de tous les candidats pilotes hongrois devaient être examinés
par mon père, responsable du service ophtalmologique de l’hôpital
d’État des sportifs à Budapest.
Un jour, à table, lors du dîner
familial (le seul repas que nous prenions en commun, toujours très
tard), mon père nous a raconté, à ma mère et à moi, un événement
de sa journée.
Un futur pilote s’était
présenté, correctement vêtu (je ne sais plus ce que cela pouvait
signifier en Hongrie dans les années noires de l’ère
Rákosi-Staline), avec, dans sa main, les résultats positifs de tous
les examens précédents, cœur, poumons, estomac,
électro-encéphalogramme, etc.
Il s’appelait Arany János,
homonyme d’un des plus grands poètes hongrois de tous les temps.
Comme si, en France, il s’était appelé Victor Hugo. Nous
apprenions par cœur les poèmes d’Arany János à l’école, sa
statue ornait les villes de Hongrie, toutes les localités du pays
avaient une rue Arany János. Comme pour Victor Hugo. Et, de plus, à
l’égal d’Hugo, c’était vraiment un très grand poète, un
magicien inégalé de la langue, traducteur, entre autres, de
Shakespeare. Et un bonhomme très sympathique, qui a écrit :
« J’ai déjà parcouru tout le chemin de la vie, à pied la
plupart du temps, mais oui, à pied, tout au plus en omnibus. Quand,
en passant, le cocher d’un grand seigneur m’a éclaboussé de
boue, je n’ai pas protesté, je me suis écarté, je me suis
essuyé. » (Laborieuse traduction personnelle où manquent la
musique, les jeux de mots, les rimes, le rythme, toutes choses dont
Arany était le maître.)
Mon père était amusé et
impressionné, car, de plus, le nom était rare.
—Il doit être difficile de
porter un tel nom, a-t-il dit au jeune homme.
Et devant la mine ahurie de
celui-ci, mon père lui a demandé si, avec ce nom, il avait été le
héros de sa classe, à l’école.
Bref : le candidat pilote
qui portait ce nom rare et ultra-célèbre n’avait jamais entendu
parler du poète.
—Je l’ai fait échouer, nous
a annoncé mon père.
J’en fus choqué et indigné.
Mais je n’avais que dix ans.
—Mais papa, on demande pas à
un pilote dans son cockpit de réciter des poèmes ! Il voyait
peut-être très bien ! Il aurait pu devenir un excellent
pilote ! T’as même pas examiné ses yeux !
—C’était inutile. Un pilote
peut se trouver dans des situations délicates, dangereuses. Il doit
prendre des décisions immédiates pour sauver la vie de centaines de
passagers qui lui ont confié leur vie. Pour prendre ce genre de
décisions, il doit être ouvert au monde, s’intéresser aux gens,
à la vie. Va pour Clément Marot, pour Catulle Mendès (je francise,
bien sûr). Et encore ! S’il s’était appelé Clément
Marot, ignorer le poète de ce nom aurait été un signe de bêtise.
Mais Victor Hugo ! Ce type n’était intéressé par rien en
dehors de l’aviation, c’était un imbécile de la pire espèce,
fermé à tout, et je me serais reproché toute ma vie de l’avoir
autorisé à être un pilote officiel, responsable de la vie des
gens.
Voici pour les faits. Et
maintenant passons à mes considérations grandiloquentes,
prétentieuses, d’un autre âge. Je n’y peux rien ; elles
sont plus fortes que moi, elles sortent par tous les bouts.
J’ai souvent repensé à cette
anecdote. Au moment de l’affaire Princesse
de Clèves, du Zadig
et Voltaire d’un
politicard… Non, certes, connaître Mme de La Fayette ne suffit pas
pour diriger un pays. Mais sans la connaître, le pays va dans le
mur. Un peuple vit, survit, par sa culture. (Quelle belle phrase !)
C’est ce qui reste. Lénine s’interdisait d’écouter les
derniers quatuors à cordes de Beethoven parce que, disait-il, ils
l’empêchaient de penser à la révolution. On connaît la suite…
Quel était le nom de l’empereur d’Autriche du temps de Mozart ?
Et du tsar qui régnait quand Tchekhov écrivit Oncle
Vania ? Le roi
Agamemnon n’existe que grâce à Homère, sans Shakespeare Richard
III ne serait qu’un numéro. À Florence Michel-Ange, Raphaël et
avant eux Dante ont changé le monde, tout comme Érasme, comme
Luther... Le Polonais Jan Potocki, la Grande Catherine, Frédéric le
Grand ont écrit en français… Sans Rousseau, Voltaire, les
encyclopédistes, pas de Révolution française. Fermer des Instituts
français — ou allemands, ou anglais — à l’étranger ou
simplement baisser leurs subventions est suicidaire, et le théâtre,
le cinéma, l’édition, les musées, la musique, tous les arts
doivent être massivement soutenus, subventionnés, sans calcul de
rentabilité. Je ne dirais certainement pas « à perte ».
Non. Avec profit.
Combien coûte un Mirage ?
Une centrale nucléaire ? Quel est le salaire annuel d’un
footballeur médiocre de la médiocre équipe de France ?
(Je me relis. Je suis content de
moi. Quels beaux sentiments p. c. — politiquement corrects, qui ne
coûtent rien et qui ne seront suivis d’aucun effet. Je le sais.
Vous le savez. Il suffit d’être content de soi.)
adam biro
novembre 2013
biroadam4(AT)gmail.com
Il y a au moins une personne en accord avec vos propos: moi.
RépondreSupprimerJe crains Rozsa que vous ne soyez pas la seule, car nous sommes au moins déjà deux, vous et moi
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