Paul Gauguin, D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? 1897–1898, Museum of Fine Arts, Boston. |
Mon ami Z., d’un certain âge, originaire de ce pays lointain qu’ici on appelle le Là-bas, possède une maison dans le centre de la France. Quand on lui demande, à cause de son accent, d’où il vient, il répond :
—Peu importe d’où je viens, j’étais ici avant
vous.
Cela fait rire et ne satisfait personne. « Eux »,
les autres, même les nouveaux-nés étaient là avant lui.
*
Cette langue, le français, est la mienne. Je veux
qu’elle soit mienne. Je m’efforce, à mon corps défendant
d’ânonner comme à la radio « on va dire »,
« dites-nous un peu », « voilà », ou comme
dans le métro : « en vélo », « je travaille
sur Lyon », « alors il me fait genre ‘’tu viens quoi
?’’ », « elle était trop, la pièce », « j'ai
adoré et tout », « complètement », « un
truc de malade » ou « un truc de ouf »,
« attends ». J’essaye d’écrire « en termes
de », « un espace de liberté », « passerelle
entre », « l'univers de la déco », « en bois
blond », « une pépite », « un petit bijou »,
« jubilatoire », et plein d’autres trucs quoi… (Je
n’y arrive pas toujours, pas cool. Entendez-vous ce bruit ?
C’est Henri Morier, notre prof de rhétorique qui se retourne dans
sa tombe, lui qui nous enlevait un point quand nous écrivions « par
contre » ou « se baser sur ».)
Parler comme tout le monde. Si je continue à rouler les
r, je ne dis plus « papiyer », « téélééphoner ».
J’ai écrit un jour « les piédestaux ». Le correcteur
m’a fait remarquer que c’était le signe que j’étais un
métèque. « Bien sûr qu’il faut écrire piédestaux. Mais
aucun Français ne le sait. Seul un étranger, qui a appris
la langue peut le savoir. D’ailleurs, un ‘’vrai Français’’
n’utiliserait pas le mot piédestal. » Un autre jour,
quelqu’un m’a donné un texte où il avait écrit « bon
sang mais c’est bien sûr ! » Je l’ai corrigé. Quand
l’auteur s’est rendu compte de mon intervention, il m’a dit :
« on voit que vous n’êtes pas d’ici. Tous les Français,
même les jeunes, même ceux qui n’ont jamais entendu les
Cinq dernières minutes, connaissent le
commissaire Bourrel. »
L’accent n’est pas dû à la mâchoire, aux cordes
vocales, à l’oreille ou au spectre auditif du nourrisson, comme
prétend la science. Il vient d’ailleurs, de la mémoire, du
ventre, des jeux dans la cour, de la récré, du repas du soir avec
les parents, des anniversaires avec les grands-parents et des oncles,
de la piscine où l’on allait avec les copains, du vent, de la
pluie. Et l’on peut toujours écrire « piédestaux »,
« procrastination », aimer l'aligot, la mouclade et le
pastis, se souvenir d'amours-délices-et-orgues et de « Serait-il
possible que j'aimasse ? », chanter As-tu
connu Pipo, Pipo, du temps qu'il était militaire, Viens poupoule, Je
vous attendrai à la porte du garage, Le Gorille, Avec le temps, Noir
c’est noir, Osez Joséphine, connaître
Sous le pont Mirabeau et
Du mouvement et de l’immobilité de Douve,
avoir fait un grand nombre de GR et passé des vacances à
Pont-aux-Dions, voter pour Seszigues et le regretter, et savoir à
quoi il est fait allusion quand quelqu’un parle de la poule au pot,
du mot de Cambronne ou quand on cite « Je vous ai compris »
ou « Vous n’avez pas le monopole du cœur » ou « Moi
président », on a beau savoir et avoir vécu tout cela et
plus, beaucoup plus, cela ne suffit pas, et vos enfants sont nés
ici, ce n’est toujours pas suffisant … pour eux oui, pas pour
vous…
Pourquoi j’écris ceci ? Je ne sais pas. Que
veux-je dire ? Rien. Où sont la (psycho)analyse savante, la
réflexion aboutie, la profonde recherche autobiographique, l’aveu,
l’autoinspection, l’autoexplication ou l’étude
sociologique, historique ? Je vous le demande.
Que je suis un étranger ? C’est celui qui dit
qui y est. Un jour lointain de ma jeunesse, je voulais séduire une
fille, en mettant l’accent (tiens, le mot s’est imposé tout
seul) sur mon « étrangérité » — que je pensais être
mon seul atout. Elle m’a dit, laisse tomber, ça ne marche pas, tu
es comme tout le monde. Quelques longues années plus tard, on m’a
proposé d’être le président d’un comité Théodule. Je l’ai
refusé, on a insisté, j’ai dit que je ne pouvais pas accepter
n’étant pas français. Hilarité générale.
Celui qui se sent étranger l’est. Point.
Et comment je vais terminer ce billet ? Comme ça.
Sans la conclusion élégante, intelligente, littéraire que le
professeur Morier nous a apprise. Pourtant je la cherche. Je ne fais
que cela.
adam
biro
juillet
2014
biroadam4(AT)gmail
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