Photo n° 3 d’un voyage aux États-Unis, avril 2015 (Brooklyn). |
« (…) À Serifos, dans les Cyclades, j’ai connu, si je peux dire, un vendeur de loukoums.
À Serifos, dans les Cyclades, il n’y avait rien. Pas d’eau courante, pas d’électricité. Deux cafés. Nous louions une maison ‘’meublée’’ de quatre lits de fer avec des matelas remplis de son, nus, sans literie. Ni chaises, ni armoire, ni volets, ni rideaux, ni rien, ni tout. Pas d’eau, pas de cuisine, pas de toilettes, même pas un trou. Des bougies nous éclairaient et la lune au-dessus d’une mer sans rivages, immense, immense. Les Grecs de Serifos, c’étaient les Grecs de Serifos. Il n’y a absolument rien à en dire. Je pense qu’ils ne l’avaient pas choisi. Des mères de famille, des enfants, des vieillards… Dans les deux cafés, des toilettes (hm…), mais rien à manger ou presque rien, des dolmades en boîte, des oeufs. Jamais de poisson. Aucun hôtel — pour qui ? Nous étions les seuls touristes, objets de curiosité. Un pêcheur que nous n’avons plus revu nous a loué sa maison pour 1 franc 50 par jour, les deux mois payables d’avance. Elle jouxtait la mer ; à deux mètres. (…) D’après la légende, le Cyclope habitait cette île. À Serifos, ni douceur, ni volupté. Seule la vue de la lune tremblante, seule la mer, l’immobilité totale. Une seule route, empruntée par la seule voiture-triporteur de l’île et des ânes, toujours les mêmes, aux mêmes heures. C’était le Sud, bêtement, loin de mon Làbas, de mon Europecentrale (en un mot), un peu inhabituel, un peu bizarre, mais si quotidien.
À l’époque, j’en étais, de ce Sud-là. Des heures immobile sur un rocher dans la mer, indifférent au soleil. Des jours des jours des jours non mesurés au café, à regarder la mer, figée, inquiétante et rassurante parce qu’elle est là (au présent). Le jeu de jacquet, les komboloï tintent, la poussière s’infiltre, couvre et fige, comme le sucre du loukoum, crissant. J’étais un peu grec. Aujourd’hui, en Grèce à nouveau, je n’ose plus. À Serifos, à peine adulte, il ne s’agissait que de durer. Aujourd’hui, la disparition semble possible.
À Serifos-sur-Danube, pendant des heures, je regardais un bateau, rien. Là, on pouvait. Le café coûtait trois drachmes, nous attendions le prochain bateau. Toute l’île l’attendait, il devait arriver à midi, il apparaissait à huit heures, à minuit. À l’arrivée, il déversait un pope puis repartait. Le lendemain, il revenait — ou non —, pour gober un autre pope. Le vendeur de loukoums était au port à chaque arrivée et à chaque départ. Il n’en manquait aucun. Il criait loukoumiiiii en poussant son chariot jusqu’au bout de la jetée puante. Il passait le reste de la journée au café, sa chaise adossée au mur, son pied droit posé sur une autre chaise. Une fois par jour, le vendeur de loukoums saisissait sa voiturette remplie de boîtes de loukoums, et d’un pas mesuré, il se dirigeait vers le débarcadère, loukoumiiiiii loukoumiiiiii ! (…)
Je peux vous affirmer que pendant deux mois jamais personne n’a acheté au marchand de loukoums de Serifos la moindre boîte de loukoums, ni une demi boîte, ni un simple morceau de loukoum, ni la moitié, ni le quart d’un morceau. Jamais personne ne lui demanda le prix d’une boîte. Jamais personne ne lui demanda quoi que ce soit.
Cela s’est passé il y a fort longtemps. S’il n’y avait, hormis nous, aucun touriste, c’est parce qu’il n’y avait rien à touristiquer. Il n’y avait ni ceci, ni cela. Aujourd’hui, les agences de voyage incluent l’île dans leurs croisières. J’en déduis qu’il y a maintenant l’eau courante, la TV et ceci et cela. Les bateaux doivent arriver à l’heure et repartir de même, et les marchands de ceci–cela doivent ruiner le commerce florissant du marchand de loukoums, qui a dû, je présume, se trouver un travail plus lucratif sinon plus enrichissant.
Ici, maintenant. En passant à midi plein sur le mauvais chemin qui va de notre maison au village, je respire l’odeur un peu écoeurante des raisins qui sèchent, je vois autour de moi le vert de la vigne et des oliviers, le tout couvert par l’indescriptible bleu de la mer qui commence au bas du chemin, au pied de la vigne, et monte jusqu’au ciel pour s’y perdre. Un cyprès partage l’horizon.
Une infinie paix.
Le désordre libre dans l’ordre préétabli.
Tout va bien.
Il va falloir partir, sans avoir compris. Retourner là-bas.
Des larmes me montent aux yeux ; je les laisse couler, je suis seul.
Koroni, août 1981»
adam biro
août 2015
biroadam4(AT)gmail.com
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