mercredi 1 avril 2015

DE LA MORT D’UN ÉDITEUR par Adam Biro

Lorenzo Lotto, Autoportrait, huile sur toile,
ca 1520, San Francisco, Fine Arts Museum
     Il y a quelques semaines, l’éditeur de livres d’art Jean-François Barrielle, directeur des éditions Hazan, est décédé. Trop jeune, 63 ans. Après avoir été amis, nos caractères nous ont éloignés l’un de l’autre. C’est donc d’autant plus à l’aise que je peux affirmer que depuis pas mal de temps déjà il est devenu le meilleur éditeur de livres d’art en France. Je le lui ai dit. Les amateurs d’art doivent à ses qualités d’éditeur et à sa pugnacité que le propriétaire d’Hazan, le groupe Hachette, la « pieuvre verte », le fleuron du capitalisme français, n’ait pas fermé une maison d’édition qui a eu l’audace de publier des livres de grande valeur sans être rentables en trois mois.

     Seuls deux revues professionnelles et un blog ont mentionné la disparition de Barrielle. Aucun des quotidiens qui d’habitude publient une double page sur un pet de côté d’un écrivain sans talent mais « qui vend » ou qui fait partie du « milieu » et sur son éditeur, aucune radio n’a trouvé important de signaler la mort du meilleur éditeur de livres d’art de notre pays, je le répète. Et je ne parle pas de la télévision qui méprise l’art, pas intéressant pour les annonceurs ; quant aux livres sur l’art…

     Il y a quelque temps, j’ai donné des cours sur le livre d’art dans le mastère d’édition d’une faculté parisienne. Ayant largement dépassé la limite d’âge imposée par l’Éducation nationale, j’ai été prié de déguerpir. —Et qui me remplacera ? ai-je demandé. —Mais personne, voyons !—

      En 1967, la Suisse romande, grâce à une tradition de graphisme d’avant-garde et de travail de précision, avait les meilleurs et les plus célèbres éditeurs d’art du monde — je n’ai pas peur des mots. Un demi-siècle plus tard, combien en reste-t-il ? Skira, devenu italien, publie des catalogues d’expositions, la Bibliothèque des Arts travaille essentiellement en France, Ides et Calendes a été repris par la Bibliothèque des Arts, l’Office du livre n’est plus qu’un diffuseur, et Edita ? et Nagel ? Et les excellents imprimeurs, photograveurs, papetiers, relieurs spécialisés qui travaillaient avec ces maisons ont fermé ou se sont transformés en fabricants de catalogues d’horlogerie.       Ce que je déplore en constatant la lente disparition du livre d’art, ce n’est pas la disparition d’un métier. Après tout, qui regrette les dinandiers, les patenôtriers, les affoireurs de vin, les oublayeurs, les cloutiers — ou le poinçonneur des Lilas ? Ce qui m’attriste, c’est l’indifférence du public d’une part et le manque d’idées des éditeurs d’autre part. Les queues devant les expositions s’allongent, les romans populaires mettant en scène Léonard, Vermeer ou Caravage s’arrachent — mais le désintérêt pour cet objet irremplaçable qu’est, qu’était un vrai livre d’art est flagrant. (Je ne parle pas ici, évidemment, des flamboyants, vides et inutiles coffee-table books.) Mes étudiants en mastère pensaient que puisque toutes les œuvres de Lorenzo Lotto étaient en ligne, de même que sa biographie et les études le concernant, il était inutile d’encombrer sa bibliothèque avec un livre et de dépenser de l’argent. Mon premier patron, en Suisse, avait une parfaite réponse pour ceux et surtout celles qui critiquaient le prix de ses publications. « Combien coûte, Madame, votre paire de chaussures ? Et combien de temps durera-t-elle ? Pourriez-vous la léguer à vos enfants et à vos petits-enfants ? Et quels plaisirs, quels enseignements en tirez-vous ? » J’ai essayé de montrer à mes étudiants la beauté de l’objet, son format, sa reliure, sa mise en page, la police et le papier utilisés… l’élégance même de la chose avec ses pages « inutiles », un faux-titre, une page de titre, un colophon, une dédicace, une préface, une introduction en « belle page », une table des matières, un index, un glossaire, un achevé d’imprimer, puis les lignes veuves ou orphelines… Et il est temps qu’au moment où l’on sonde la planète Mars, les éditeurs, au lieu de s’obnubiler sur la table des matières, l’index, le glossaire et l’achevé d’imprimer, inventent, proposent une autre conception du livre sur l’art, du livre illustré, en profitant des infinies possibilités de la révolution informatique et de la réceptivité du public. Pourquoi ne pas accompagner le papier, la reliure et la beauté de l’objet sur l’écran où, en cliquant sur la reproduction d’une peinture, l’on en découvrirait les détails, le peintre, sa vie, sa ville et les commentaires de vive voix d’un historien de l’art, puis tourner à nouveau la page ? Par exemple…

     Jean-François Barrielle avait les cartes en main pour être à l’origine de cette révolution. Le destin en a décidé autrement.

adam biro

avril 2015

biroadam4(AT)gmail.com

2 commentaires:

  1. Ces livres me faisaient rêver les yeux ouverts depuis ma plus tendre enfance! En France, je les achetais, la plupart du temps, chez les soldeurs... Ils se démodent peu!

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  2. Certains de ces livres sont des objets d'art en eux-mêmes. Mais du coup ils sont réservés à des élites en raison de la culture bibliophilique, graphique, typographique, etc. qu'ils nécessitent pour les apprécier et surtout de leur coût pour les posséder.

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