Les éditions Viviane Hamy publient Le Vieux Puits, recueil de souvenir d’enfance de l’écrivain hongrois Magda Szabó, et L’Instant, « réécriture » de L’Énéide. Epitaphe d’une génération d’écrivains qui payèrent d’un lourd tribut leur refus de collaborer avec Staline.
À la lecture de ses six livres parus en France, difficile de ne pas éprouver un sentiment d’humilité : Magda Szabó est impressionnante. Auteur infatigable, romancière, dramaturge, poétesse, docteur en philologie, traductrice, résistante aux sirènes de la propagande communiste quel qu’en fût le prix, elle a signé sans doute les textes les plus marquants de la littérature hongroise du XXe siècle.
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Le Vieux Puits (Ókút, 1970) est un livre fascinant. Par de brefs chapitres thématiques — Mes parents, La ville, Autoportrait, La religion, Le théâtre, Le temps, Éveil, etc. —, Magda raconte l’éducation originale, marginale, extraordinaire qu’elle a reçue, et reconstitue le monde tel que le voyaient ses yeux de petite fille.
Le début de ce conte — car on peut parler de conte tant Magda nous fait toucher la puissance du Merveilleux dans lequel elle a baigné — nous propose une clé, celle du titre : le vieux puits abandonné se trouvait dans le jardin de l’enfant, et il est devenu le refuge de l’adulte, qui s’y laisse glisser, telle Alice, pour retrouver Debrecen, sa ville natale tant aimée, sa maison, ses amis, ses parents… Le temps n’a plus cours, les pierres ont conservé les rires, les voix, les silences…
Son talent fait de chaque chapitre un chant des sirènes qui nous attire dans le « Puits » :
« Ma mère posa sa main fine sur l’asphalte et resta longtemps ainsi, attentive, comme si elle sentait battre un cœur sous sa paume, dans le sol que ses pas d’enfant avaient jadis foulé.
Ses yeux magnifiques captèrent mon regard. Elle ne pleurait pas, elle avait plutôt l’air triomphant, victorieux. Je ne pleurais pas non plus, pourtant je savais que j’avais perdu, terrassée par le temps qui tenait tout dans ses mains, le passé indestructible avec le présent, et je compris enfin qu’il n’était pas divisé, il n’y avait rien d’autre que l’instant présent, immobile sur son axe éternel, enraciné dans la conscience humaine indépendamment du moindre signe extérieur, objet, chanson, maison, et que le passé, comme l’avenir sur son front tourné vers l’avant, ne pouvaient disparaître qu’en même temps que nous. »
La publication d’un tel recueil de souvenirs, aujourd’hui, est fondamentale. Il magnifie le rôle des parents et l’esprit d’enfance qui devrait toujours les animer, le goût et le sens du merveilleux qui ouvre les portes de l’imagination. Plus que les jouets, les possessions, ce sont les mises en scène de l’univers de l’enfant qui les font heureux et leur forgent la personnalité qui leur permettra d’affronter le difficile futur…
L’Instant – La Créüside est la « réécriture » de L’Énéide — récit des épreuves d’Énée, depuis la prise de Troie, jusqu’à son installation dans le Latium. Fils de la déesse Vénus et d’Anchise, il est le Père fondateur de Rome.
Dans un prologue étonnant, l’auteur évoque l’original : Troie est en flammes, il faut évacuer la ville. Lors de la fuite, Énée perd son épouse Créüse (dans tout mythe il y a la victime indispensable et propitiatoire), sauve son père, embarque avec son jeune fils et ce qui reste de son peuple vers une nouvelle contrée. Les vagues le jettent sur les rives de Carthage où il conquiert le cœur de la reine Didon. Mais les dieux l’appellent en Italie, où le roi Latinus lui donnera sa fille Lavinia en mariage, pour lui permettre de remplir sa destinée, devenir le père de l’Empire romain.
Mais Magda proteste : Créüse vivra ! Celle qui doit être sacrifiée prend son destin en main — à « l’instant » où il faut le prendre, car sinon il sera à jamais trop tard. Elle usurpe l’identité de son époux, aidée de sa nourrice Caieta et de quelques dieux et déesses créés pour la circonstance —Èchiès, la sœur jumelle de Vénus, notamment, est une invention extraordinaire, de même que la façon tout à fait « naturelle » dont Magda l’introduit dans le récit. C’est Créüse qui deviendra l’héroïne, qui accomplira et son propre destin, et celui d’Énée, son époux.
De tels livres sont rares, synthèse et analyse tout à la fois, testament, réflexion sur ce que sont les mythes, les « héros ». Mais aussi — et c’est un tour de force supplémentaire —, par l’humour et le retrait que l’auteur parvient à maintenir tout au long du livre, par la façon dont elle « exploite » la richesse de l’œuvre d’origine — qu’elle connaît dans ses moindres respirations —, sans se laisser dépasser ni par ses propres créatures ni par celles de Virgile.
L’Instant - La Créüside est un texte hors normes, un chef-d’œuvre, de quelque côté qu’on l’aborde. Projet d’une vie, construit de main de maître par son auteur qui accède à la pure magie de l’écriture et qui illustre à merveille le propos que Magda Szabó fait dire à la petite fille dans le Vieux Puits : « Quand le dénouement ne me plaisait pas, j’inventais une suite ou une autre fin. »
Source Editions Viviane Hamy
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