samedi 1 décembre 2012

DE L’ART par Adam Biro

Albrecht Dürer, Adam et Ève, gravure sur cuivre, 4e état, 1504,
Metropolitan Museum of Art, New York.
Du talent
Je viens de lire qu’une toile de B. s’est vendue plus chère qu’une œuvre de Fra Angelico.
Il y a quelques années, je suis allé voir la grande exposition Dürer à Vienne. Si je vous fais grâce de mes jérémiades sur la queue, la foule, les commentaires, je tiens à vous dire mon émotion devant l’humanisme, l’humanité, l’érudition, sans parler de l’immense talent de ce créateur (qui, soit dit en passant, mais vraiment en passant, était d’origine hongroise).
Puis, en sortant de l’Albertina, j’ai remarqué sur mon chemin une présentation des dessins de B. (je tairai par charité le nom de ce peintre allemand contemporain très connu). J’y suis entré, j’en ai fait rapidement le tour, et je me suis dit : quelle erreur, quelle inconscience – ou quelle outrecuidance, quand on n’est qu’un B., d’exposer dans le même musée, sur le même étage et en même temps que Dürer ! Son travail, que j’aime bien par ailleurs, me parut tout d’un coup laborieux, ses dessins tristes, fatigués, si vieux à côté de la fraîcheur, de l’inventivité du génie de la salle à côté !
*
Lors d’un autre voyage, à Berlin cette fois, je me suis arrêté, dans l’Alte Nationalgalerie, devant le tableau d’un peintre allemand du début du XXe siècle, représentant trois pommes sur un plateau, avec la précision d’une photo scientifique. C’était exécuté à la perfection. Quel métier ! Quelle habileté ! Quel savoir peindre ! Et j’ai continué ma visite pour tomber, à quelques pas de ce tableau, sur une toile de Cézanne. Des pommes sur un buffet. Trois pommes gauchement peintes par quelqu’un dont on sentait les hésitations, la maladresse, la peine. Un chef-d’œuvre. L’essence même de la matière. Ces pommes de Cézanne ne sont pas des fruits qu’on aurait envie de croquer — c’est LA peinture, L’art pour lequel on fait des milliers de kilomètres. Aldous Huxley écrit dans Les Portes de la perception que pour voir une chaise comme Van Gogh, il devait prendre de la mescaline. Or ni Cézanne ni Van Gogh n’avaient besoin de stupéfiants pour saisir l’essence des choses, pour faire sortir de la banalité du quotidien ce qu’il y avait — n’ayons pas peur des mots — de sublime. (Vieira da Silva a dit à Pierre Schneider quelque chose de semblable devant des natures mortes du XVIIIe siècle au Louvre : tous ces fruits, on aurait envie de les manger — ceux de Chardin, c’est de l’art ; on les regarde.)
« Il y a des bons peintres qui sont de mauvais artistes et il y a des grands artistes qui sont de mauvais peintres. » (Phrase de mon ami José, excellent peintre, excellent artiste.)

Du peu de réalité
Un jour, j’invitai un ami peintre à passer quelques jours chez nous, à la campagne.
Sur place, il me demanda de lui montrer mon coin favori, mon point de vue préféré. Ce que je fis : je lui indiquai une vue que j’aimais par-dessus tout avec arbres, champs, oiseaux, ciel, nuages.
Au dîner, il me montra son dessin.
D’immenses oiseaux noirs terrifiants planaient, menaçants, sous un ciel à peine un ciel, sur un champ labouré tel un noman’s land. Des arbres comme des potences, rabougris, dénudés…
Waterloo. Verdun. Les champs de la mort.
Mais enfin, balbutiai-je, qu’as-tu fait de ce coin de paradis ?
Pour toi, paradis. Pour moi, enfer. C’est ainsi que je le vois. Je déteste ce paysage.
*
Un excellent photographe français me pria de l’accompagner en Hongrie où il devait faire un reportage pour un musée parisien. Ayant tiré beaucoup de portraits et photographié la vie des villes et des villages, il me demanda de lui montrer des paysages. C’est ainsi que nous nous retrouvâmes au bord du Danube, au nord de Budapest. Paisible, le grand fleuve descendait majestueusement ; des saules s’agitaient sur l’autre rive, loin. Quelques nuages, une lumière d’automne.
Voilà l’un de mes paysages préférés, lui dis-je. À cause de sa poésie silencieuse. Il me remplit d’une inexplicable nostalgie.
Chacun a un ou plusieurs endroits au monde auquel il s’identifie. Dont il dit : c’est moi. Non pas « c’est à moi », mais « c’est moi ». Ce paysage me ressemble, je lui ressemble, nous faisons un. Si je n’étais pas ce paysage-là, je serais quelqu’un d’autre, avec une autre histoire, un autre passé, je regarderais le monde d’un autre côté, et la vie différemment.
Mon « paysage familier » est ce bord du Danube, avec son histoire tragique que je connais et qui est aussi la mienne, ses immenses arbres indifférents, joyeux, désireux des autres, solitaires.
Le photographe y fit plusieurs magnifiques prises de vue.
En rentrant, il fut interviewé par le New York Times sur l’exposition, sur ses photos. Il parla de ce paysage-là.
C’est l’un des paysages les plus sinistres que j’aie vus.
*
Chacun voit son paysage. Il n’existe pas de paysage réel. La réalité est une illusion et le réalisme en art est une plaisanterie du XIXe siècle qui fait toujours rire.

adam biro
décembre 2012
biroadam4(AT)gmail.com 


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