Albrecht Dürer, Adam et Ève, gravure sur cuivre, 4e état, 1504,
Metropolitan Museum of Art, New York.
Du
talent
Je viens
de lire qu’une toile de B. s’est vendue plus chère qu’une
œuvre de Fra Angelico.
Il y a
quelques années, je suis allé voir la grande exposition Dürer à
Vienne. Si je vous fais grâce de mes jérémiades sur la queue, la
foule, les commentaires, je tiens à vous dire mon émotion devant
l’humanisme, l’humanité, l’érudition, sans parler de
l’immense talent de ce créateur (qui, soit dit en passant, mais
vraiment en passant, était d’origine hongroise).
Puis,
en sortant de l’Albertina, j’ai remarqué sur mon chemin une
présentation des dessins de B. (je tairai par charité le nom de ce
peintre allemand contemporain très connu). J’y suis entré, j’en
ai fait rapidement le tour, et je me suis dit : quelle erreur,
quelle inconscience – ou quelle outrecuidance, quand on n’est
qu’un B., d’exposer dans le même musée, sur le même étage et
en même temps que Dürer ! Son travail, que j’aime bien par
ailleurs, me parut tout d’un coup laborieux, ses dessins tristes,
fatigués, si vieux à côté de la fraîcheur, de l’inventivité
du génie de la salle à côté !
*
Lors
d’un autre voyage, à Berlin cette fois, je me suis arrêté, dans
l’Alte Nationalgalerie, devant le tableau d’un peintre allemand
du début du XXe
siècle, représentant trois pommes sur un plateau, avec la précision
d’une photo scientifique. C’était exécuté à la perfection.
Quel métier ! Quelle habileté ! Quel savoir peindre !
Et j’ai continué ma visite pour tomber, à quelques pas de ce
tableau, sur une toile de Cézanne. Des pommes sur un buffet. Trois
pommes gauchement peintes par quelqu’un dont on sentait les
hésitations, la maladresse, la peine. Un chef-d’œuvre. L’essence
même de la matière. Ces pommes de Cézanne ne sont pas des fruits
qu’on aurait envie de croquer — c’est LA peinture, L’art pour
lequel on fait des milliers de kilomètres. Aldous Huxley écrit
dans Les
Portes de la perception
que pour voir une chaise comme Van Gogh, il devait prendre de la
mescaline. Or ni Cézanne ni Van Gogh n’avaient besoin de
stupéfiants pour saisir l’essence des choses, pour faire sortir de
la banalité du quotidien ce qu’il y avait — n’ayons pas peur
des mots — de sublime. (Vieira da Silva a dit à Pierre Schneider
quelque chose de semblable devant des natures mortes du XVIIIe
siècle au Louvre : tous ces fruits, on aurait envie de les
manger — ceux de Chardin, c’est de l’art ; on les
regarde.)
« Il
y a des bons peintres qui sont de mauvais artistes et il y a des
grands artistes qui sont de mauvais peintres. » (Phrase de mon
ami José, excellent peintre, excellent artiste.)
Du
peu de réalité
Un jour,
j’invitai un ami peintre à passer quelques jours chez nous, à la
campagne.
Sur place,
il me demanda de lui montrer mon coin favori, mon point de vue
préféré. Ce que je fis : je lui indiquai une vue que j’aimais
par-dessus tout avec arbres, champs, oiseaux, ciel, nuages.
Au dîner,
il me montra son dessin.
D’immenses
oiseaux noirs terrifiants planaient, menaçants, sous un ciel à
peine un ciel, sur un champ labouré tel un noman’s
land.
Des arbres comme des potences, rabougris, dénudés…
Waterloo.
Verdun. Les champs de la mort.
—Mais
enfin, balbutiai-je, qu’as-tu fait de ce coin de paradis ?
—Pour
toi, paradis. Pour moi, enfer. C’est ainsi que je le vois. Je
déteste ce paysage.
*
Un
excellent photographe français me pria de l’accompagner en Hongrie
où il devait faire un reportage pour un musée parisien. Ayant tiré
beaucoup de portraits et photographié la vie des villes et des
villages, il me demanda de lui montrer des paysages. C’est ainsi
que nous nous retrouvâmes au bord du Danube, au nord de Budapest.
Paisible, le grand fleuve descendait majestueusement ; des
saules s’agitaient sur l’autre rive, loin. Quelques nuages, une
lumière d’automne.
—Voilà
l’un de mes paysages préférés, lui dis-je. À cause de sa poésie
silencieuse. Il me remplit d’une inexplicable nostalgie.
Chacun
a un ou plusieurs endroits au monde auquel il s’identifie. Dont il
dit : c’est moi. Non pas « c’est à moi », mais
« c’est moi ». Ce paysage me ressemble, je lui
ressemble, nous faisons un. Si je n’étais pas ce
paysage-là,
je serais quelqu’un d’autre, avec une autre histoire, un autre
passé, je regarderais le monde d’un autre côté, et la vie
différemment.
Mon
« paysage familier » est ce bord du Danube, avec son
histoire tragique que je connais et qui est aussi la mienne, ses
immenses arbres indifférents, joyeux, désireux des autres,
solitaires.
Le
photographe y fit plusieurs magnifiques prises de vue.
En
rentrant, il fut interviewé par le New
York Times
sur l’exposition, sur ses photos. Il parla de ce paysage-là.
—C’est
l’un des paysages les plus sinistres que j’aie vus.
*
Chacun
voit son
paysage. Il n’existe pas de paysage réel.
La réalité est une illusion et le réalisme en art est une
plaisanterie du XIXe siècle qui fait toujours rire.
adam biro
décembre 2012
biroadam4(AT)gmail.com
adam biro
décembre 2012
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