C’est
l’été. Un autre
été,
lointain, nous sommes
allés passer des vacances en Allemagne, au bord de la Baltique, à
Bansin, un lieu de
villégiature collé à
la frontière polonaise. Ce choix était dicté par l’histoire de
ma femme K. ; c’est là qu’elle a été,
toute petite fille,
évacuée de
Berlin avec
sa famille fin 1944 pour échapper aux bombardements alliés.
(L’ironie cruelle de
l’Histoire, c’est qu’au même moment ma famille à moi, sur
le même continent,
mais religieusement, idéologiquement,
politiquement, ethniquement
ailleurs, à l’opposé
absolu, souhaitait-espérait-attendait
le succès de ces bombardements.)
C’était
peu de temps après la réunification des deux Allemagnes, et il n’y
avait aucun Allemand de l’Ouest, et à plus forte raison aucun
étranger dans ce village
de l’Est, pourtant
destiné au tourisme
depuis toujours.
C’était propre, presque beau, les villas wilhelmiennes n’ont
subi aucune dégradation ni
pendant la
guerre ni pendant la
période communiste, la mer était agréable, les plages désertes.
Nous avons lu des prospectus et des dépliants qui nous indiquaient
les célèbres falaises de Rügen toute
proches, immortalisées
par Caspar David Friedrich et d’autres beautés naturelles —
cependant
aucun guide ne parlait de Prora. Il fallait qu’une petite pancarte,
à un carrefour, attire notre attention. Nous nous sommes renseignés,
nous avons essayé de nous renseigner, mais les gens et les offices
interrogés étaient avares d’informations.
« Ah oui, ces bâtiments datant de la guerre… C’est loin…
Aucun intérêt… »
Nous
avons donc enfourché nos vélos de location et nous avons découvert
ce qui était à peine imaginable : un bâtiment de cinq
kilomètres de long d’un seul tenant, inhabité, fantomatique,
plongé dans un silence de mort, séparé de la mer par une bande de
terre d’une trentaine de mètres.
C’était
l’un des rêves de Hitler. Les dictateurs (et même les simples
chefs d’État) aiment jouer avec la pierre, laisser une trace
ineffaçable de leur règne, de leur folie : les pharaons,
Auguste, Mussolini, Staline
et les autres, tous les autres.
Le
maître d’œuvre était le mouvement « Kraft durch Freude »,
la force par la joie. Le but était d’obliger les ouvriers
allemands de prendre, sous l’œil d’un Big Brother qui s’appelait
le Führer, leurs vacances ensemble. L’individu était dangereux.
Le monstre de cinq
étages était divisé
en plusieurs unités, chacune offrant des repas (pris en même
temps !) pour 2 500 personnes, des chambres, plutôt des
cellules de 5 x 2,5 mètres, avec vue imprenable sur la mer. Nous
avons vu le plan : deux lits (séparés !) et une armoire.
Les
salles de bain étaient communes comme toutes les réjouissances :
cinéma, théâtre, piscines… Personne n’a réfléchi au fait que
les 20 000 travailleurs qui venaient (qui auraient dû venir) ici se
reposer (en commun) par rotation d’une ou deux semaines n’avaient
le choix qu’entre la mer et la forêt— or aucune forêt au monde
ne supporterait le piétinement quotidien de 20 000 personnes.
La
construction débuta en 1936, mais dès 1939 elle prit fin : l’argent
devait servir à l’effort de guerre. Le bâtiment n’a jamais été
terminé, ni par l’armée soviétique qui en a transformé une
petite partie en hôpital, ni par la police de l’Allemagne de l’Est
qui en a occupé quelques unités. Aucun ouvrier allemand n’y a
passé ses vacances.
Lors
de notre visite, quelques cellules servaient de musée. On y parlait
de l’avenir du « Monstre de Prora ». La
démolition était impossible, car, en plus d’un coût gigantesque,
on ne savait pas où entreposer une telle quantité de béton. Je lis
aujourd’hui que des projets immobiliers sont à l’étude.
Je
suis encore, de longues années après cette visite, sous le choc.
Donc, c’est possible. Je l’ai vu de mes yeux. 1984,
Le meilleur des mondes
sont des romans réalistes, Métropolis
est un film documentaire. Ce que nous appelons folie ne l’est pas
vraiment. Boko Haram, le Califat islamique existent, tout comme ont
existé Auschwitz et Vorkouta. Comme ont existé les mines où les
mineurs mettaient plus d’une demi-heure à descendre sur des
échelles, pour, parfois, souvent, mourir en bas d’un coup de
grisou. J’en ai vu à La Louvière, en Belgique. Et j’en dirais
et j’en dirais… Et sachant tout cela, je n’ai toujours pas le
courage de me réveiller de mon rêve de démocrate humaniste
occidental.
Pas
plus que vous.
adam
biro
août
2014
biroadam4(AT)gmail.com
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