« Mon
beau navire ô ma mémoire /
Avons-nous assez
navigué /
Dans une onde mauvaise à boire… »
Apollinaire,
La Chanson du
mal-aimé
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Mes
parents, just married,
ont été les premiers locataires, en 37, d’un immeuble à
Budapest, à deux rues du Danube, dans un quartier gagné sur des
terrains vagues à la fin du XIXe
siècle, l’Ujlipótváros.
Ils y sont restés jusqu’à leur mort.
La
concierge, son mari et leur fils adoptif Laci dont le père avait été
champion de boxe de Hongrie, habitaient au rez-de-chaussée dans une
cage de verre et de métal, transparente. Une entrée avec le
registre des locataires et les clés sur la table, une seule chambre,
cuisine, WC. Laci, bien qu’il fût d’un an mon aîné, était mon
copain. Pendant le siège de Budapest en janvier 45, le concierge,
communiste clandestin, nous a cachés, ma mère et moi, dans la cave
de cette maison « aryanisée », derrière de vieux
meubles et la chaufferie inutilisée faute de combustibles (à -22°
C), sauvant ainsi notre vie, et en risquant la sienne. « C’était,
sur le moment, une sale histoire à vivre, mais mon esprit y trouve à
présent beaucoup à brouter. » George Orwell, Hommage
à la Catalogne, 1938.
Après
la guerre, quand les anciens nazis sont entrés dans la police
communiste et dans des appartements confortables, le père Kálmán,
chauffeur dans un ministère, était laissé dans sa loge. Seule
la concierge détenait la clé de l’ascenseur qu’il fallait
payer, tout comme l’ouverture de la porte de la maison après dix
heures du soir.
Leur
voisin était un médecin, ami de mes parents, célibataire,
consommateur de jeunes femmes et réciproquement. Sa dernière
conquête était la vieille propriétaire d’un hôtel dans les
Alpes suisses qu’elle lui a légué. Il n’est jamais allé le
voir, et c’était moi qui étais censé le récupérer à sa mort
et à la mort de la dame. Je n’ai pas cru à cette histoire et je
ne m’en suis pas occupé ; j’avais mieux à faire. Lire,
écrire. Parti en Occident en 56, j’étais tenu de lui fournir des
polars, des Maigret,
Agatha Christie, dans la langue d’origine.
Au
premier étage à gauche demeuraient un juriste, sa femme pédiatre
et leurs enfants dont le fils était aussi mon copain jusqu’au jour
où il m’a claqué la porte au nez, disant qu’il ne jouait pas
avec des juifs. Nous avions six ans et il était juif lui-même.
Quand la moustache de Staline a remplacé celle de Hitler sur les
portraits chez les coiffeurs hongrois, le juriste a été promu
procureur et il a préfabriqué bon nombre de procès politiques
sanglants. Ils ont déménagé dans une villa sur les collines de
Buda réservées à la nomenklatura,
et mes parents ont cessé de les fréquenter, ou le contraire. Lors
du « dégel », début 56, le procureur a été condamné
pour ses actes, et mon père lui a rendu visite en prison.
En
face d’eux habitaient des propriétaires terriens devenus citadins
qui vivaient des terres données en fermage. Les nouvelles lois
agraires ayant confisqué leur domaine les laissaient sans
ressources. Leur fille, Babi, avait trois ou quatre ans de plus que
nous autres, mais elle condescendait à jouer avec nous dans la cour.
Je n’en dis pas plus. Elle s’était suicidée vers l’âge de
quarante ans.
Dans
la garçonnière mitoyenne vivait une vamp rousse qui, après son
retour d’Auschwitz, a fui aux États-Unis.
Au
second, face à nous se logeait un haut-fonctionnaire du ministère
de la Poste. À sa mort, sa femme nous a montré son revolver. Lors
de la Révolution de 56, elle s’est cachée chez nous pendant
quelques jours, persuadée qu’on venait la chercher à cause des
fonctions de son mari.
Dans
les années 60, mes grands-parents se sont installés dans l’unique
pièce de 25 m2 de
la garçonnière de cet étage avec quelques meubles de leur ancien
appartement de 150 m2 qu’ils
ont quitté à cause des colocataires qu’on leur a imposés : un
couple avec un nouveau-né et une prostituée qui recevait à
domicile. Pendant quelques temps l’entrée du studio était
obstruée par une moto tchèque de marque Java, payée en dollars par
un cousin d’Amérique pour être échangée contre de l’argent
hongrois auprès d’un organisme d’État.
Dans
l’appartement au-dessus du nôtre hurlait sans cesse avec sa femme
l’un des meilleurs traducteurs français du pays, neveu d’un
célèbre ministre de la justice, chef d’un parti libéral
d’avant-guerre. J’ai fréquenté le cousin hyper-cultivé du
traducteur à Paris, séducteur à succès même très malade,
jusqu’à ce qu’il aille se faire endormir dans un mouroir fort
coûteux en Suisse.
La
comédienne du quatrième étage, ex-comtesse appelée « Votre
dignité » ou « Madame l’artiste » m’a offert
un billet pour la pièce tirée du plus beau roman de jeunesse du
monde, Les Gars de la rue Paul de
Molnár Ferenc, au célèbre Théâtre de marionnettes de Budapest.
Son mari, un ci-devant noble, possédait — comment était-ce
possible dans un régime interdisant la propriété privée ? —
une voiture, et c’était bien la seule personne de mon enfance qui
en détenait une. Ne pouvant pas fixer dans la rue nos buts pour
jouer au football, nous avons un jour poussé l’engin mythique en
cassant l’un des phares, certainement irremplaçable.
Je
saute un étage pour arriver au sixième, dans la salle d’eau
commune où les femmes de l’immeuble faisaient cuire le linge. J’ai
encore dans le nez l’odeur du colorant bleu. C’est ici que ma
mère, prévenue par le concierge et persuadée qu’elle allait être
emmenée, m’a enfermé pour me soustraire, en janvier 45, à une
rafle des croix-fléchées. J’ai tant hurlé, donné de coups de
pied dans la porte en fer, que ma mère a été obligée de me
délivrer. Et, vous allez rire, la rafle n’a pas eu lieu.
Toujours
au sixième habitait dans une pièce pourvue d’un vasistas et
dépourvue de toilettes et d’eau l’aide-concierge sans nez, son
mari ouvrier et leur fils plus jeune que moi, parti au Canada. Je
l’ai revu adulte, riche, vaniteux. Il a prétendu avoir oublié
cette maison.
adam
biro
avril
2014
biroadam4(AT)gmail.com
C'est étonnant comme chacun des voisins nous conduit vers une vie, et son roman...
RépondreSupprimerOn a envie d'en savoir plus, surtout sur l'étage sauté, le cinquième étage...
IM
IM
Bonsoir Dolmat et merci pour votre commentaire que je transmettrai à l'auteur du texte.
SupprimerNon, je ne suis pas un robot, je vous le promets... Quelle étrange idée que de demander cela à chacun de vos commentateurs... On reconnaît bien là votre sens aigu de l'humain !
RépondreSupprimerIM
Cher Dolmat, ce n'est pas moi qui pose cette question, mais le logiciel de blog. Il s'agit d'une simple mesure de sécurité car des "robots" explorent les blogs comme celui-ci et vont placer des commentaires inappropriés, généralement des pubs. Désolé pour le désagrément que cela a pu vous procurer.
SupprimerNon, vraiment, je ne suis pas un robot...
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