©Arthur Shay
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Je
suis de la génération Sartre-Beauvoir-Camus. Ils ont guidé et
influencé notre jeunesse (je parle des gens que je fréquentais),
nous nous définissions par rapport à eux. Nos années d’étudiants,
les années soixante, étaient des temps politisés, c’était
vital. Certains étaient camusiens tendance anar ou le contraire,
ni-Dieu-ni-maître, ni-Staline/Mao-ni-Uncle Sam, j’en étais.
Lectures, discussions sans fin. Pour beaucoup, manifs, tracts et
carte ou « petit livre », je n’en étais pas.
Ce
préambule pour expliquer le choc que j’ai reçu à la lecture des
lettres de Simone de Beauvoir à l’écrivain Nelson Algren. (Les
lettres d’Algren sont interdites de publication par ses ayants
droits.) J’ai avalé ces 911 pages pour y découvrir, en plus du
récit hebdomadaire de la vie intellectuelle et politique française
de 1947 à 1964, une femme très attachante, très sympathique. Out,
l’image pincée de la « papesse de l’existentialisme »,
de l’auteur mythique du Deuxième
sexe.
J’y
ai découvert une femme passionnée (« Mon Nelson à moi. Oui
vous êtes mien parce que personne ne vous a jamais aimé ni ne vous
aimera aussi profondément, chaudement et totalement que moi. Votre
Simone »), amoureuse (« Quelle triste maladie que le
manque de vous, et pourtant vous aimer réchauffe mon cœur. Nelson
comme je vous aime. Votre Simone »), à la sexualité
triomphante (« je ferai l’amour avec vous dix fois par nuit
et autant dans la journée »), drôle (« même si ça
doit légèrement me fatiguer »), une midinette (« Oh
Nelson ! je serai gentille, je serai sage, vous verrez, je
laverai le plancher, cuisinerai tous les repas /…/. Oui ce sera
chic de vivre dans un petit logis à nous, d’écrire, de nager et
de nous aimer. »). J’y ai découvert non pas la suivante,
l’épigone de Sartre, mais une femme de tête, à la volonté
claire et décidée sur qui Sartre s’appuyait, et si elle le
suivait dans ses pérégrinations et errements politiques, elle a
gardé toute son indépendance face à Sartre quant aux actes et aux
jugements sur les livres, les films et surtout sur les gens et aussi
face à Algren en ne mâchant pas ses mots pour dire tout le mal
qu’elle a pensé de tel ou tel ouvrage encensé par son amant.
J’aurais
envie d’analyser cet amour à distance (ils ne se sont vus en tout
que cinq ou six fois en dix-sept ans, chaque fois plusieurs mois, il
est vrai), mais ce travail a probablement été fait. Je ne l’ai
pas vérifié, je n’écris pas de thèse, c’est une baguenaude de
vacances.
Quelques
remarques donc, dans le désordre.
-
La découverte par Beauvoir de sa propre torride sexualité avec cet
amant, heureusement pour elle, hors pair. (Au bout de dix ans,
Beauvoir et Sartre ont cessé de coucher ensemble, Jean-Paul, de
l’aveu de Simone, n’étant pas très intéressé par le sexe.)
-
L’importance de la nature et du corps pour Simone : randonnées
solitaires de dix – douze heures en Corse avec égarement dans le
maquis, même pas peur, longues marches partout en Europe, du ski,
passionnément, la vitesse en voiture… Et émerveillements devant
la mer, les paysages, les fleurs… La plupart des 304 lettres
commence par une description qui n’est pas un procédé littéraire,
du temps qu’il fait.
-
La découverte des bas-fonds de Chicago, le monde d’Algren, joueur
de poker, bagarreur, infidèle, homme à femmes, qui perdait aux
courses tout ce qu’il avait et ce qu’il n’avait pas — si loin
du monde parisien des Temps
modernes. Nelson
est courageux (ou inconscient) : souffrant d’un manque d’argent
chronique, il renonce à un pont d’or en signant une pétition pour
que le couple Rosenberg ne soit pas exécuté, ce que le Hollywood de
McCarthy ne lui pardonnera pas.
-
Tout ce petit monde, à Paris et à Chicago, picole dur. Du whisky.
-
L’importance de la langue : Simone supplie Nelson d’apprendre le
français — ce que cet Américain-Américain, ne s’intéressant
vraiment qu’à sa patrie réduite, Chicago et à sa langue, n’a
aucune envie de faire. Les lettres de Beauvoir sont donc écrites en
anglais (d’où la pauvreté de style de la traduction, pas pire,
soit dit en passant, que celui de ses romans), et Nelson ne connaît
de son amante que les livres traduits.
-
La langue est l’une des raisons pour Simone de ne pas s’installer
aux États-Unis, malgré la demande en mariage de Nelson. Puis son
attachement à la France, à Paris, et à Sartre « qui a besoin
de moi » et « à qui je dois tout ».
-
C’est Nelson, aussi très amoureux, qui met une fin brutale et à
peine compréhensible à cette relation. La description de leur
liaison dans la
Force des choses
l’indispose au point qu’il se répand en « déclarations
publiques hargneuses, haineuses » (Sylvie Le Bon de Beauvoir).
J’ai relu la Force
des choses sans
rien y trouver de diffamant. Par ailleurs, j’ai cherché ces
déclarations dans tous les médias de l’époque, sans succès. Il
n’empêche que Simone demande qu’on l’enterre avec la bague de
Nelson — ce qui fut fait.
-
Ces lettres intimes contredisent portraits et descriptions flatteurs
contenus dans les mémoires de Beauvoir. La piètre opinion qu’elle
a de la peinture (et de la personne !) de sa sœur, les
jugements négatifs sur Vian, Merleau-Ponty, Violette Leduc (« la
femme laide »), Cocteau, Pierre Brasseur, Wols, Picasso,
Chaplin, Olga, Wanda, Koestler (avec qui elle a une aventure d’une
nuit sans lendemain « pour incompatibilité idéologique »)…
Camus est classé à droite bien avant l’Homme
révolté. Seuls
trouvent grâce à ses yeux ses ex-amants Sartre, Bost, Lanzmann,
ainsi que Giacometti et quelques, peu, d’autres.
-
Elle ne craint pas de reconnaître ses erreurs politiques : si
elle commence par admirer Fidel Castro (qui les reçoit avec Sartre),
Mao, le régime soviétique, elle n’hésitera pas à soutenir (même
financièrement) les opposants de ces mêmes dictatures.
-
Sa générosité. Elle entretient plusieurs personnes, tout
comme Sartre. Elle « se fait taper » par des gens les
plus divers qu’elle n’aime même pas — mais elle paye.
Je
pourrais continuer. Faites-moi confiance ; j’étais comme
vous. Allergique à cette femme-icône rébarbative. « Elle
vaut plus que son image », dit un ami.Vous serez de mon avis —
à moins que vous n’ayez pas de cœur.
adam
biro
octobre
2014
biroadam4(AT)gmail.com
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