lundi 29 septembre 2014

LECTURE D’ÉTÉ par Adam Biro

©Arthur Shay

Je suis de la génération Sartre-Beauvoir-Camus. Ils ont guidé et influencé notre jeunesse (je parle des gens que je fréquentais), nous nous définissions par rapport à eux. Nos années d’étudiants, les années soixante, étaient des temps politisés, c’était vital. Certains étaient camusiens tendance anar ou le contraire, ni-Dieu-ni-maître, ni-Staline/Mao-ni-Uncle Sam, j’en étais. Lectures, discussions sans fin. Pour beaucoup, manifs, tracts et carte ou « petit livre », je n’en étais pas.
Ce préambule pour expliquer le choc que j’ai reçu à la lecture des lettres de Simone de Beauvoir à l’écrivain Nelson Algren. (Les lettres d’Algren sont interdites de publication par ses ayants droits.) J’ai avalé ces 911 pages pour y découvrir, en plus du récit hebdomadaire de la vie intellectuelle et politique française de 1947 à 1964, une femme très attachante, très sympathique. Out, l’image pincée de la « papesse de l’existentialisme », de l’auteur mythique du Deuxième sexe.
J’y ai découvert une femme passionnée (« Mon Nelson à moi. Oui vous êtes mien parce que personne ne vous a jamais aimé ni ne vous aimera aussi profondément, chaudement et totalement que moi. Votre Simone »), amoureuse (« Quelle triste maladie que le manque de vous, et pourtant vous aimer réchauffe mon cœur. Nelson comme je vous aime. Votre Simone »), à la sexualité triomphante (« je ferai l’amour avec vous dix fois par nuit et autant dans la journée »), drôle (« même si ça doit légèrement me fatiguer »), une midinette (« Oh Nelson ! je serai gentille, je serai sage, vous verrez, je laverai le plancher, cuisinerai tous les repas /…/. Oui ce sera chic de vivre dans un petit logis à nous, d’écrire, de nager et de nous aimer. »). J’y ai découvert non pas la suivante, l’épigone de Sartre, mais une femme de tête, à la volonté claire et décidée sur qui Sartre s’appuyait, et si elle le suivait dans ses pérégrinations et errements politiques, elle a gardé toute son indépendance face à Sartre quant aux actes et aux jugements sur les livres, les films et surtout sur les gens et aussi face à Algren en ne mâchant pas ses mots pour dire tout le mal qu’elle a pensé de tel ou tel ouvrage encensé par son amant.
J’aurais envie d’analyser cet amour à distance (ils ne se sont vus en tout que cinq ou six fois en dix-sept ans, chaque fois plusieurs mois, il est vrai), mais ce travail a probablement été fait. Je ne l’ai pas vérifié, je n’écris pas de thèse, c’est une baguenaude de vacances.
Quelques remarques donc, dans le désordre.
- La découverte par Beauvoir de sa propre torride sexualité avec cet amant, heureusement pour elle, hors pair. (Au bout de dix ans, Beauvoir et Sartre ont cessé de coucher ensemble, Jean-Paul, de l’aveu de Simone, n’étant pas très intéressé par le sexe.)
- L’importance de la nature et du corps pour Simone : randonnées solitaires de dix – douze heures en Corse avec égarement dans le maquis, même pas peur, longues marches partout en Europe, du ski, passionnément, la vitesse en voiture… Et émerveillements devant la mer, les paysages, les fleurs… La plupart des 304 lettres commence par une description qui n’est pas un procédé littéraire, du temps qu’il fait.
- La découverte des bas-fonds de Chicago, le monde d’Algren, joueur de poker, bagarreur, infidèle, homme à femmes, qui perdait aux courses tout ce qu’il avait et ce qu’il n’avait pas — si loin du monde parisien des Temps modernes. Nelson est courageux (ou inconscient) : souffrant d’un manque d’argent chronique, il renonce à un pont d’or en signant une pétition pour que le couple Rosenberg ne soit pas exécuté, ce que le Hollywood de McCarthy ne lui pardonnera pas.
- Tout ce petit monde, à Paris et à Chicago, picole dur. Du whisky.
- L’importance de la langue : Simone supplie Nelson d’apprendre le français — ce que cet Américain-Américain, ne s’intéressant vraiment qu’à sa patrie réduite, Chicago et à sa langue, n’a aucune envie de faire. Les lettres de Beauvoir sont donc écrites en anglais (d’où la pauvreté de style de la traduction, pas pire, soit dit en passant, que celui de ses romans), et Nelson ne connaît de son amante que les livres traduits.
- La langue est l’une des raisons pour Simone de ne pas s’installer aux États-Unis, malgré la demande en mariage de Nelson. Puis son attachement à la France, à Paris, et à Sartre « qui a besoin de moi » et « à qui je dois tout ».
- C’est Nelson, aussi très amoureux, qui met une fin brutale et à peine compréhensible à cette relation. La description de leur liaison dans la Force des choses l’indispose au point qu’il se répand en « déclarations publiques hargneuses, haineuses » (Sylvie Le Bon de Beauvoir). J’ai relu la Force des choses sans rien y trouver de diffamant. Par ailleurs, j’ai cherché ces déclarations dans tous les médias de l’époque, sans succès. Il n’empêche que Simone demande qu’on l’enterre avec la bague de Nelson — ce qui fut fait.
- Ces lettres intimes contredisent portraits et descriptions flatteurs contenus dans les mémoires de Beauvoir. La piètre opinion qu’elle a de la peinture (et de la personne !) de sa sœur, les jugements négatifs sur Vian, Merleau-Ponty, Violette Leduc (« la femme laide »), Cocteau, Pierre Brasseur, Wols, Picasso, Chaplin, Olga, Wanda, Koestler (avec qui elle a une aventure d’une nuit sans lendemain « pour incompatibilité idéologique »)… Camus est classé à droite bien avant l’Homme révolté. Seuls trouvent grâce à ses yeux ses ex-amants Sartre, Bost, Lanzmann, ainsi que Giacometti et quelques, peu, d’autres.
- Elle ne craint pas de reconnaître ses erreurs politiques : si elle commence par admirer Fidel Castro (qui les reçoit avec Sartre), Mao, le régime soviétique, elle n’hésitera pas à soutenir (même financièrement) les opposants de ces mêmes dictatures.
- Sa générosité. Elle entretient plusieurs personnes, tout comme Sartre. Elle « se fait taper » par des gens les plus divers qu’elle n’aime même pas — mais elle paye.
Je pourrais continuer. Faites-moi confiance ; j’étais comme vous. Allergique à cette femme-icône rébarbative. « Elle vaut plus que son image », dit un ami.Vous serez de mon avis — à moins que vous n’ayez pas de cœur.

adam biro
octobre 2014
biroadam4(AT)gmail.com

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