La
tour et la vache de Montaigne.
Photo
© D. Luy
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Il
y a quelques mois, nous avons reçu la visite d’une vieille dame —
en fait, elle avait deux ans de moins que moi — dans notre datcha
quelque part en France. Elle est née dans notre maison, et y a vécu
toute son enfance avec ses parents et sa sœur. C’étaient des gens
très pauvres, moujiks
sans terre. Ils n’avaient pas d’électricité, pas de téléphone,
pas d’eau courante (la petite fille devait chercher l’eau à un
puits aujourd’hui comblé, à plusieurs centaines de mètres en
contrebas), pas de toilettes (ils faisaient leurs besoins dans la
paille de l’étable). Une cheminée dispensait la chaleur pour
toute la maison. La petite fille allait à l’école à pied, une
heure aller, une heure retour, dans la neige, sous le soleil, la
pluie. La famille vivait des trois vaches, ils vendaient leur lait,
du fromage, les veaux et les poissons de leur, de notre étang où
nous, nous n’élevons que des poissons rouges, cultivons des
nénuphars et du jonc et surprenons les hérons muets et froids
emporter nos grenouilles bruyantes et amoureuses.
La
dame était émue en revoyant « sa » maison… les
guillemets sont inutiles. Elle a visité les pièces, transformées,
les communs et le jardin, méconnaissables, elle nous a regardés,
les larmes aux yeux, et elle nous a dit :
—Vous
ne pouvez pas savoir comme j’étais heureuse ici.
Je
repense à cette phrase continuellement. Dans le plus total
dénuement, cette femme était heureuse. Malgré. Non pas à cause,
évidemment pas, mais malgré. Et elle le dit avec des larmes dans
les yeux, pourtant aujourd’hui, elle possède une voiture, un
téléphone portable, une télévision, un frigidaire, un aspirateur,
peut-être un ordinateur, un i-pad et tout le reste, le nombre infini
du reste, elle mange au-delà de sa faim, se lave à l’eau chaude
avec une douche-massage délassante à l’huile essentielle ylang
des Comores, se rince les cheveux avec un shampooing à la mangue et
fleur de tiaré et visite des pays lointains. Mais si on lui
supprimait d’un coup sa voiture, son téléphone portable et tout
le reste, le nombre infini du reste, et l’on la renvoyait soixante
ans en arrière dans la cour de cette ferme, elle serait malheureuse.
Parce que bien qu’elle ne soit pas heureuse (les larmes aux yeux),
elle le serait encore moins sans sa télévision, ses loisirs et le
nombre infini du reste, choses auxquelles elle s’est habituée. Ce
ne serait pas le manque qui la rendrait malheureuse mais la perte. On
ne peut pas faire marche arrière, toutes les expériences le
prouvent.
Qu’est-ce
à dire ? Notre condition de vie s’améliore quotidiennement,
le progrès phénoménal de la technique, de la technologie facilite
notre existence, nous gagnons du temps et nous perdons moins
d’énergie grâce à l’informatique, aux machines, aux inventions
innombrables, nous nous ébaudissons de distractions, lecture,
musique, spectacles, communication par tous les moyens, voyages,
jeux. Et grâce aux avancées de la médecine, nous mourrons de plus
en plus vieux. Et le bonheur ? Le téléphone cellulaire abolit
la distance et déjoue le temps — mais connaissez-vous quelqu’un
que l’utilisation d’un portable avait rendu heureux ? Dans
cent ans, nos descendants posséderont des appareils et des
occupations dont nous n’avons même pas l’idée — seront-ils
plus heureux que nous ? Et faisons un saut énorme, sommes-nous
plus heureux que l’homme magdalénien d’il y a 15 000 ans qui
mourait à vingt-sept ans, s’abritait dans des grottes, redoutait
les animaux sauvages et ne possédait que les quelques rares outils
qu’il avait fabriqués lui-même ?
Si
le bonheur est le but, nous n’avons évidemment fait aucun progrès
depuis la Préhistoire. Aucun. Nous sommes au même point, et y
resterons à toute éternité. Seules les relations humaines, seuls
les sentiments, l’accomplissement, la contemplation, la réflexion
peuvent nous rapprocher — ou nous éloigner — du bonheur, et
ceux-là sont intemporels. Mais aucun objet, aucun progrès
technologique, ni l’invention de la roue, ni celle du GPS. Ni l’eau
chaude ni les minutes gagnées par le cheval, le carrosse, le moteur
à explosion ou le TGV. Ni les reality
shows. (Lire Pascal
et avant lui Montaigne sur le divertissement ; mais c’est une
autre histoire — ou non.)
Cependant :
le bonheur est-il nécessaire ? Le Magdalénien ne s’est pas
plus posé la question que le héron, et très peu de monde s’en
est préoccupé jusqu’aux temps modernes, jusqu’à ce que le
Préambule de la Constitution américaine indique la recherche du
bonheur comme un droit inaliénable. Or, que nous propose notre
époque voire toute l’Histoire humaine pour nous aider dans cette
quête ? Certains croyants qui vivent dans une vallée de larmes
ici-bas n’atteindront le bonheur que dans un Au-delà espéré.
Et les autres, tant d’autres ? On (qui est cet « on » ?)
leur, nous parle sans cesse de bonheur, et pour y parvenir, on nous
propose youtube,
Eurodisney et des huiles essentielles. Camus, tuberculeux, fils d’une
famille très pauvre, écrit que le bonheur est un don. Le Sisyphe
qu’il faut imaginer heureux doit avoir ce don. Même dans une
longère
sans eau et électricité.
adam
biro
septembre
2014
biroadam4(AT)gmail.com
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