Pour
Georges B.
Commedia
dell’arte, troupe Gelosi
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Je
lui dis : tout est politique.
Elle
me répond : je sais. C’est fatigant. Prenons du champ. Le
temps d’un spectacle.
Je
lui dis : le théâtre est la vie. Le théâtre aussi, est
politique.
Elle,
du théâtre, attend le miracle. Et rien de la politique.
Il
y a deux ans, j’ai vu le Roi Lear à Londres avec un ami. Je
redoutais l’épreuve que Shakespeare allait imposer à mon airport
English, tout juste bon pour vendre du salami (hongrois, le
meilleur au monde) à la Foire du livre de Francfort. Mais mon ami me
rassura :
—
Ne t’inquiète
pas, les Anglais ne le comprennent pas non plus.
La
représentation était excellente. Comme souvent à Londres ou à
Budapest. Comme rarement à Paris.
Une
fois dans la rue, je ne tarissais pas d’éloges sur la mise en
scène, le jeu des acteurs et des actrices, les costumes et les
décors.
—
Quels
costumes ? Quels décors ? — demanda mon ami.
—
Mais enfin,
n’as-tu pas trouvé terrifiant l’ample manteau rouge sang de
Lear ? Et cet immense trône noir…
—
Come down.
Il n’y avait ni manteau rouge, ni trône noir. Il n’y avait
tout simplement aucun costume, aucun décor. Les acteurs portaient
tous une chasuble blanche. Tous la même. Et ils jouaient sur un sol
de bois brut, sans décors, sans accessoires.
J’en
fus abasourdi.
—
Je vois le
manteau devant moi ! Et les sièges... il me suffit de fermer
les yeux.
Nous
retournâmes au théâtre, où les photos de la représentation
étaient exposées dans une vitrine.
J’ai
ouvert mes yeux. Ni décors, ni costumes. Rien. Pas de trône, pas de
sièges. Seul le jeu extraordinaire des acteurs, seule la force
créatrice du metteur en scène, seule la puissante image mentale
qu’ils m’ont insufflée. (Je ne parle pas du texte, l’élément
le plus vulnérable du théâtre. Euripide, Shakespeare ou Tchekhov
ne peuvent plus se défendre. Ils sont à la merci de n’importe
quel comédien prétentieux ou du premier metteur en scène médiocre
post-moderne venu, qui croit qu’ayant fait jouer Hamlet nu, il a
révolutionné le théâtre et changé la vie.) J’y étais,
sur cette scène, avec des meubles, des tentures, des bijoux, des
couronnes, des robes, des pourpoints, des épées. J’y étais, dans
cette Angleterre médiévale. J’errais sur la lande désolée,
physiquement, à moi aussi, on a crevé les yeux.
Un
autre voyage. Invité à passer quelques jours à Zurich, j’arrivai
au moment où mes hôtes s’apprêtaient à partir pour le théâtre.
Ils me proposèrent de les accompagner, ce que j’acceptai par
politesse et de mauvaise grâce. J’étais fatigué par le voyage et
le spectacle qu’ils allaient voir ne m’enthousiasmait guère :
un acteur célèbre — de moi inconnu — allait réciter Michael
Kohlhaas. Même pas un vrai spectacle. Une de ces
expérimentations théâtrales que je redoute. De surcroît, je
connaissais cette nouvelle.
Un
acteur en costume-cravate sombre, assis devant une petite table où
se trouvaient un livre, une carafe d’eau et un verre, lisait,
pendant plus d’une heure, sans interruption, le texte de Kleist.
Et, oubliant ma fatigue, mes appréhensions, ma peur de l’ennui,
m’oubliant moi-même, j’étais suspendu aux lèvres de ce
comédien qui lisait, sans mimiques, sans gestes, aucun effet
grandiloquent, pas de décor, oh non, rien, un texte du dix-neuvième
siècle dont je connaissais le dénouement, où aucune surprise ne
m’attendait… Sauf la surprise du jeu du comédien immobile,
qui, en lisant, nous prit par la main pour nous emmener dans une
vieille principauté allemande, pour nous faire assister à cette
tragédie quasiment grecque du destin inéluctable du héros parti en
guerre, sûr de son bon droit, contre plus puissants que lui… Aucun
film d’action en 3D, aucune représentation « à grand
spectacle » n’aurait pu me faire vibrer à ce point, me faire
trembler, me faire espérer une autre fin, différente, peut-être
heureuse…
Une
fois encore, le miracle : j’y étais, en chair et en
os, sur cette place publique allemande, et je dus serrer mes poings
de douleur au moment de l’exécution du pauvre Kohlhaas.
Dans
Oncle Vania, vu il y a peu. Revu, re-revu. (Tchekhov
n’écrivait que pour nous. Il ne raisonne pas, il sent. Personne ne
tchekhove comme nous, gens de l’Est.) Mise en scène très moderne,
meubles, vêtements et musique (oui, musique) contemporains. Acteurs
jeunes, enthousiastes, au jeu retenu. Éléna et Sérébriakov
partent. On ne les voit pas, mais on entend la voiture s’ébranler.
On croit l’entendre. Sonia entre dans la pièce, et dit, tout bas,
comme indifférente : « Ils sont partis ». Un coup
de poing. La phrase la plus profonde, la plus tragique du théâtre.
La plus terrible. Le monde s’écroule, l’amour de Vania disparaît
à jamais. Les chevaux emportent Éléna hors du monde, vers un monde
hors Vania, sans Vania, ailleurs… Vous ne pouvez pas retenir vos
larmes. À votre âge, voyons…
Ils
sont partis. Qui est parti ? Mais la vie, tout simplement. S’il
existe du « pure theatrical Viagra » (le Daily
Telegraph à propos de Nicole Kidman dans The Blue Room),
il existe aussi un « pure theatrical murder ». J’y
étais, j’y ai assisté, en direct, j’ai entendu la phrase
assassine.
Elle
me dit : tout cela est très classique.
Je
lui réponds : c’est vrai. Rien que la vie la mort.
Le
miracle du théâtre.
adam
biro
novembre
2012
biroadam4@gmail.com
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