Le
cimetière
militaire de Douaumont, France
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Beaucoup de livres paraissent
déjà, et il en paraîtra encore plus l’année prochaine, pour
marquer le centième anniversaire de l’éclatement de ce que les
Français appellent encore la Grande Guerre, la préférée de
Brassens. Cette confrontation redessina la carte du monde et ouvrit
les portes aux infinis malheurs que connut le XXe
siècle. Toutes les
familles européennes furent touchées par l’horrible et inutile
boucherie, individuellement. (Un de mes grands-oncles, français,
mourut aux Dardanelles pour la République qui voulait casser du
Boche, mon grand-père, hongrois, fut gravement blessé sur l’Isonzo
pour l’empereur François-Joseph qui a « tout pesé, tout
réfléchi » en août 14.) Rien de positif n’en sortit. Mort,
larmes, souffrances. Hitler et Staline. Rien ne pouvait motiver cette
guerre, sinon la lutte de pouvoir absurde des grandes (et petites)
puissances. Je connais peu d’exemples comparables de l’acharnement
des dieux pour perdre les hommes.
L’évolution de l’idée
européenne nous entraînera sinon dans les mêmes horreurs, du moins
dans la même absurdité. À l’ère du numérique et des réseaux
sans frontières, les nationalismes stupides sont là, toujours
explicables et expliqués : Tchèques et Slovaques se sont séparés,
les Flamands veulent quitter les Wallons, les Corses réclament leur
autonomie, l’Italie du Nord cherche à répudier le Sud, Serbes,
Bosniaques et Kosovars se font la guerre, les Écossais et les
Catalans luttent pour leur indépendance, les Suisses et les
Norvégiens n’entrent pas dans l’Union européenne, quant à la
Hongrie, elle en veut à tout le monde… Si l’Europe ne se fait
pas, la France, soixante millions d’habitants, la Slovaquie, cinq
millions… et Chypre, un million cent mille, se retrouveront, chacun
pour soi, chacun avec sa banque nationale (inefficace), bientôt sa
monnaie (dévaluée quotidiennement), son armée (inexistante), ses
frontières (supposées hermétiques), son système éducatif
(lamentable, fabriquant des têtes ni bien pleines ni bien faites),
ses protections sociales (dérisoires), sa politique étrangère
(égoïste, agressive, cacophonique), ses réglementations agricoles,
face à la Chine, à l’Inde, au Brésil, aux deux Corées réunies,
aux États-Unis. Je vous laisse terminer ma pensée, car tellement je
ris que les larmes m’empêchent de réfléchir.
Peu
de choses me semblent aussi évidentes que si l’Europe ne se
construit pas, si les pays européens ne s’unissent pas, nous
disparaîtrons, notre continent deviendra un Disneyland inscrit
— éventuellement —
sur le programme des tours
operators
qui feront visiter, en cinq jours,
England-the-Queen (elle sera toujours en vie), France-La
Joconde (à cause du
Da Vinci
Code)-Versailles-châteaux-de-la-Loire,
à
Bruxelles le Manneken
pis, et quelques broutilles si le temps le permet comme
Hungary-the-puszta,
l’Oktoberfest
de Munich, Italy-Leonardo (à cause, toujours, du Da
Vinci Code). Pas la
peine d’aller à Venise, puisque les touristes auront déjà vu le
Rialto à Las Vegas.
(Le
voyage de Montaigne de Bordeaux à Rome dura dix-sept mois, dont une
visite de Rome de cinq mois.)
Comment voulez-vous que le
Portugal, la Roumanie, mais même la Grande-Bretagne ou la France
survivent seuls face à la jeunesse, à l’inventivité, au
dynamisme des pays émergents ? Je me souviens de la
plaisanterie sur le grand-duc de Luxembourg qui, lors d’un voyage
officiel en Chine, fut reçu par Mao. « Combien êtes-vous au
Luxembourg ? » demanda Mao. « 500 000 », répondit le grand-duc. «
Ah, dit le grand-timonier, et vous êtes descendus dans quel hôtel ?
»
Je suis de ceux qui rêvent de
petites unités autogérées, qui croient à l’autonomie des
groupes fondés sur des affinités, sur le libre choix de
l’appartenance. Et je n’aime pas cette époque de
méga-rassemblements, de masses et d’unions forcées. Dans une
confédération européenne que j’appelle de mes vœux, qui ne sera
pas dominée par le capital, chaque pays ou région pourra garder sa
langue, ses coutumes, ses particularités — son âme. Mais
l’accroissement de la population du monde ne permet pas, ne
permettra plus de jouer solo,
perso, et si nous
prenons notre destin européen en main maintenant, tout de suite,
nous pouvons encore échapper à une globalisation imposée.
Nous sommes vraiment un vieux
continent et peut-être avons-nous fait notre temps. Les
civilisations sont mortelles.
Il n’y a pas
un chef d’État qui proposerait une Confédération européenne.
Nous n’avons mérité que Hollande-Merkel-Cameron (et Orbán et
Beppe Grillo). Quand nous citons l’exemple de la Suisse, quatre
langues, deux religions principales, des citadins riches et des
paysans longtemps misérables, une histoire sanglante (oui), nos
(com)patriotes nous répondent que…, et quand on parle des
États-Unis (des états unis)
d’Amérique, nés dans la douleur d’une cruelle guerre civile,
confrontés à leur naissance à de vraies difficultés, on vous dit
que… En voilà pour les arguments.
La compétitivité économique
et commerciale n’est, évidemment, pas une raison pour construire
l’Europe. Il y en a d’autres qui me passionnent bien plus,
culturelles, historiques, sociales…
Mais nous avons, en France, de
vrais problèmes : la semaine des quatre jeudis et le mariage de
la carpe et du lapin.
P.S. Suite à mon billet de
février consacré aux comédies musicales : courez voir la
version restaurée de Funny
face (Stanley Donen 1957, avec Audrey Hepburn
et Fred Astaire, musique de Gershwin)— un scénario tiré par les
cheveux, un Paris de cartes postales — et pourtant, comme moi,
pleurez de plaisir.
adam biro
mai 2013
biroadam4(AT)gmail.com