Budapest. © de ma grande
amie photographe américaine Sharon Stepman
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Il y a quelques jours, je croisai dans la rue à Paris
un vieux copain franco-hongrois. Voici le discours qu’il me tint,
ou plutôt qu’il déversa sur moi, sans que je puisse ni
l’interrompre, ni lui répondre :
—
Szervusz.
Je
viens de suivre une cure dans une ville d’eau hongroise. Sans
raison. En vérité, c’étaient des vacances, car de l’avis des
deux médecins consultés, je n’ai rien, ou si peu. Ils disent que
je suis dans une forme éblouissante. Fadaises. Évidemment, par
rapport aux Hongrois de mon âge, je me porte bien. Regarde —
et il tira un journal hongrois de sa poche, l’Élet
és Irodalom,
Vie et Littérature — ce que dit cet article du 7 décembre 2012.
Je te le traduis, si jamais tu en avais besoin… (Rire
sardonique.)
’’Il est de notoriété publique, que depuis un siècle et demi,
la Hongrie occupe, quant au nombre de suicides, la première place au
monde ou l’une des premières. Mais on sait moins qu’elle occupe
une place dans le dernier rang quant à l’espérance de vie, le
nombre de naissances, et parmi les premières places pour
l’alcoolisme, les mauvaises habitudes alimentaires, le stress,
l’avortement, le nombre de divorces…’’ C’est écrit par un
certain Ladányi
János, et l’article s’intitule Autodestruction
systématique et détérioration volontaire de l’existence.
Et
il poursuivit.
— J’ai mal au dos. Qui, dans ce monde d’assis, n’a
pas mal quelque part, de préférence au dos ? Tu n’as pas mal
au dos, toi ?
J’essayai de répondre — peine perdue.
—Bref, après vingt ans d’absence, j’avais envie
de retourner dans mon pays natal pour assister au moment historique,
quand ce pays, qui n’a jamais ou si peu connu la démocratie, était
en train de basculer, à nouveau, dans le populisme. On dirait que
nous, Hongrois, nous aimons les dictatures, le malheur. Et
réciproquement. L’hymne hongrois, écrit il y a près de deux
siècles, ne dit pas autre chose :
‘’Malheur, toi qui l’assailles depuis si longtemps,
apporte lui une année joyeuse’’. Il n’y a pas de hasard. Cent
cinquante ans d’occupation turque, quatre cents ans de mainmise
autrichienne, trente ans de dictature d’extrême droite molle du
contre-amiral Horthy dont dix de soumission à Hitler, quarante ans
de dictature communiste soviétique, puis quelques années de liberté
et de démocratie, et vlan, le premier ministre, un certain Orbán
Viktor,un obsédé
pathologique du pouvoir, soutenu
par la majorité des votants, bricole et
rebricole à sa guise quotidiennement et sans contrôle la
Constitution qu’il vide lentement de sa substance
pour la rendre anti-démocratique. Il
muselle les médias, redécouvre un passé
hongrois mythique, une homogénéité ethnique bidon et une hungarité
fabriquée à partir d’éléments en plastique de mauvaise qualité,
non-biodégradables. Il cherche à exclure les minorités, les juifs, les Roms,
les homosexuels, les filles-mères, les chômeurs, les pauvres, les
SDF, mais aussi les banquiers et les juges qui ne sont pas de son
bord, les chiens qui ne sont pas de race hongroise et bientôt les
cochons d’Inde. Il se méfie de l’Europe et il se rapproche des
dictatures ex-soviétiques d’Asie centrale, de l’Iran et de la
Chine. Qui dit mieux ?
Que je dise mieux ou non, peu lui importait.
—Et je voulais tâter de l’atmosphère tellement
littéraire, tant de fois décrite des stations thermales, des
sanatoriums, des villes d’eau. Mon séjour là-bas était donc plus
littéraire que médical. Je voulais expérimenter La
Montagne magique pour la cure,
La Mort à Venise ou
La Dame au petit chien pour les villes d’eau.
Mais, au lieu de profiter du temps libre, j’ai discuté avec des
gens de la situation idéologique désastreuse du pays. Je dis
idéologique ; je me fous de la situation économique, qui, de
toute façon, suit. Les démocraties s’en tirent mieux que les
dictatures, les Danois avec un sous-sol vide vivent mieux que les
Congolais avec l’un des sous-sols les plus riches de la Terre. Nous
avons constaté que le gouvernement, le Parlement, le peuple, oui, le
peuple hongrois s’étaient engagés sur un sentier, sur une pente pré-fascistes dont chacun sait pertinemment où
ils mènent. Je sais, nous tous savons, prévoyons avec certitude les
exclusions, la misère, la dictature suivies d’une révolution ou
d’une guerre, non pas inévitables, car on peut encore les éviter
en changeant de gouvernement. Le modèle est connu, le protocole est
tracé. Quand un pays avec de graves problèmes économiques,
financiers, industriels, ethniques, intellectuels, religieux,
idéologiques, ne s’appuie que sur son passé, qui, à force de
gratouillage, apparaît comme héroïque, quand il ne trouve rien de
mieux pour s’en sortir que de se glorifier, en se disant le
meilleur, quand il a besoin de se présenter comme un peuple
exceptionnel injustement traité par l’Histoire, quand il dépense
toute son énergie à reconquérir des territoires perdus il y a un
siècle, la suite — sanglante — est inéluctable. Et le malheur
qui l’assaille depuis longtemps ne lui apportera aucune année
joyeuse.
Allez, à un de ces jours. Szia.
Il enfourcha son Vélib et me planta là. Il s’est
comporté comme ce gouvernement qu’il venait de vilipender :
il ne voulait pas de discussion et encore moins de contradiction.
adam biro
avril 2013
biroadam(AT)gmail.com
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