Szép
Ernő, (Huszt, Hongrie, aujourd’hui Ukraine, 1884 –
Budapest,
1953) |
Plato
mentions in Phaedrus:
“This
tale is not true.
You
never sailed in the
well-decked ships
Nor
came to the towers of Troy.”
(In
Michael
Taylor,
Horace’s
Odes,
traduction
et commentaires)
Je me rends soudain compte, en
me baladant comme tout un chacun sur la toile, que l’écrivain
américain Ernest Cute
est mort en 1953, il y a soixante ans.
Dans les années cinquante, je
me promenai avec mon père à Princeton où il enseignait. Tout d’un
coup, il s’arrêta. Je me souviens très précisément de
l’endroit : au croisement de la rue de ma high
school, Island Street
et de la Weeshegrade Street. Il m’indiqua sur le trottoir en face
un gros bonhomme rougeaud, portant une veste en denim.
— Regarde, dit mon père.
C’est Ernest Cute.
Et il m’expliqua que c’était
un grand poète qui était aussi un excellent scénariste à
Hollywood, et que lui, mon père, aimait beaucoup ses films.
Est-ce Thoreau qui raconte
quelque part que son père et lui chevauchèrent près des Ridlebury
Rapids, quand un cavalier les dépassa ? Son père donna un coup de
cravache à la monture du jeune homme ; le cheval se cabra
dangereusement.
— C’était le grand poète
Ralph Waldo Emerson, lui dit son père, en désignant le cavalier.
Souviens-t’en.
Puis j’ai grandi et j’ai vu
les films dont Cute avait écrit le scénario. Si vous voulez savoir
plus sur cet écrivain au destin typiquement américain —fort en
gueule, gros buveur, coureur de jupons, vendeur de journaux, courtier
en assurance, cowboy, sous-officier des Marines
dans le Pacifique
durant la Deuxième Guerre, époux, entre autres, de la célèbre
star Mylene Wright, interdit de Hollywood à la fin de sa vie, à
l’époque de McCarthy — , vous pouvez consulter sa bio sur
Wikipedia. Et nous pouvons nous rencontrer, amis sur Facebook, au
coin de la rue de mon école et celle de la vôtre.
Je vous donne, après de
nombreux traducteurs bien plus réputés que moi (Jean Cocteau, René
Char, Yves Bonnefoy), ma traduction d’un fameux poème de Cute que
je ne peux pas lire sans avoir des larmes aux yeux. Il figure dans
toutes les anthologies des plus beaux poèmes de la littérature
mondiale. John Cage puis Pierre Boulez l’ont mis en musique. Give
me your hand (Donne-moi
ta main) a paru dans le numéro 1 de la revue The
Western Literary Magazine
à Chicago, en 1915.
Voilà ce que j’aurais
dû écrire
pour ne pas m’égosiller dans le désert. Tout ce qui précède est
évidemment faux, et je suis bien obligé, hélas, de vous livrer la
vérité. Hélas, car qui s’intéresse à la poésie hongroise ?
Voici donc les vrais
événements,
ceux que je
dois écrire :
Je me rends soudain compte, en
feuilletant comme tout un chacun l’Histoire
de la littérature hongroise en
trois volumes, que l’écrivain Szép
Ernő est mort en 1953, il y a soixante ans.
Dans les années cinquante
(1951 ? 52 ? qui le sait ?), nous nous promenâmes,
mon père et moi, à Budapest. Tout d’un coup, mon père s’arrêta.
Je me souviens très précisément de l’endroit : au
croisement de la rue de mon école, qui s’appelait encore Sziget
utca, la rue de l’Île et de la Visegrádi utca. Il m’indiqua de
l’autre côté de la rue un petit homme chétif, portant une veste
à carreaux. (La mémoire est une machine, un perpetuum
mobile qui fonctionne
seule, sans carburant, sans notre intervention. Une veste à
carreaux ! Comment puis-je m’en souvenir, à plus d’un
demi-siècle de distance ? Or je vois la scène très
précisément devant mes yeux fermés.)
— Regarde, dit mon père.
C’est Szép Ernő.
Et il m’expliqua que c’était
un grand poète et un excellent dramaturge, que lui, mon père,
aimait beaucoup.
Est-ce Gide qui raconte dans son
journal que son père, en se promenant avec lui, enfant, à Paris,
lui administra soudain une gifle ?
— Regarde bien, dit son père.
C’est Victor Hugo.
Et il lui désigna le poète qui
passait sur le trottoir en face. La gifle devait rendre l’événement
inoubliable. Ce n’était pas la méthode pédagogique de mon père ;
le résultat était pourtant identique. La preuve : la veste à
carreaux.
Puis j’ai grandi et j’ai lu
des « choses » de Szép Ernő. (J’utilise à dessein ce
mot un peu faible, mais c’est ainsi que j’ai entendu quelques
grands peintres désigner leurs propres œuvres.) Si vous voulez
savoir plus sur ce personnage timide, effacé, mal dans sa peau,
grand écrivain, au destin tragique comme à peu près tous les
poètes hongrois du vingtième siècle, et de tous les siècles, vous
pouvez, vous aussi, consulter l’Histoire
de la littérature hongroise en
trois volumes. Et
peut-être même que nous nous y rencontrerons, comme au croisement
de la rue de mon école et celle de la vôtre.
Je vous livre ici ma traduction
un peu maladroite (mais elles le sont toutes, toujours, et c’est
inévitable) d’un poème de Szép que je ne peux pas lire sans
avoir des larmes aux yeux. Add
a kezed (Donne-moi ta
main) a paru dans le numéro 22 de la revue Nyugat
(Occident), à
Budapest, en 1915.
Donne-moi ta main parce que le ciel s’assombrit,
Donne-moi ta main parce que le vent souffle,
Donne-moi ta main parce qu’il se fait tard.
Donne-moi ta main parce que je tremble,
Donne-moi ta main parce que j’ai le vertige,
Donne-moi ta main parce que je m’écroule.
Donne-moi ta main parce que je rêve,
Donne-moi ta main parce que je suis là,
Donne-moi ta main parce que je meurs.
adam biro
juillet 2013
Donne-moi ta main parce que le ciel s’assombrit,
Donne-moi ta main parce que le vent souffle,
Donne-moi ta main parce qu’il se fait tard.
Donne-moi ta main parce que je tremble,
Donne-moi ta main parce que j’ai le vertige,
Donne-moi ta main parce que je m’écroule.
Donne-moi ta main parce que je rêve,
Donne-moi ta main parce que je suis là,
Donne-moi ta main parce que je meurs.
adam biro
juillet 2013
biroadam4(AT)gmail.com
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