Jean-Pierre Frommer
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Peter R.
s’était suicidé il y a exactement quarante ans, en avalant du
cyanure à la terrasse d’un café charmant d’un village paisible
de la campagne genevoise, d’où l’on voyait le lac, un peu plus
loin les montagnes, et encore plus loin l’Invisible qu’il était
seul, à cet instant, à voir. Étudiants à Genève de 1962 à 1967,
tous deux réfugiés hongrois, sans famille, de même âge, nous
étions très liés. Sa mort m’a bouleversé. Aujourd’hui encore,
ma vie et mes opinions portent la trace de son passage.
Il était
parmi les êtres les plus intelligents que j’aie jamais rencontrés
et aussi le plus doué, très humain et de loin le plus inhumain.
Dénué de tout sens moral : il me vola l’argent que je lui
avais prêté, après me l’avoir rendu ; à Hambourg, il
disparut avec la caisse d’une association d’étudiants réfugiés ;
dans une rue à Paris, en mai 1968, il cassa la figure à une vieille
femme parce que celle-ci l’avait traité de sale Bulgare. Les
dernières années, il gagnait beaucoup d’argent dans une
organisation internationale le jour et veilleur dans un hôtel la
nuit, et de surcroît il habitait des taudis à loyer dérisoire et
ne payait pas d’impôts. Parfois il ne mangeait pas pendant des
jours ; l’argent gagné partait chez des libraires et chez des
prostituées et des prostitués. Et il était capable de sacrifier
son temps, sa vie, pour les autres, par conviction.
Nous avons
énormément discuté. Les discussions avec Peter duraient des heures
— il devait convaincre à tout prix, sortir victorieux de toute
controverse. Sa culture, littéraire, historique, politique, était
vaste, sa dialectique puissante, et j’ai beaucoup appris dans nos
débats. Les sujets étaient divers. L’Homme révolté de
Camus que nous venions de dévorer, L’Unique et sa propriété
de Stirner, l’utilité des conventions sociales, notamment celle du
mariage, Cuba, le kiboutz… Malheureusement, j’ai perdu
notre correspondance, violente. Il m’injuriait pour ce qu’il
appelait mon « hédonisme », pour mon non-engagement
politique, pour mon acceptation des choses et de la vie – qui, en
fait, n’étaient pas des signes d’indifférence mais de
désespoir. Le mot « patrie » était au cœur de nos
échanges. Le concept est-il positif ou négatif ? S’il est
positif, où commence le nationalisme, haïssable pour nous deux ?
Et s’il est négatif, qui sommes-nous, où sommes-nous, d’où
sommes-nous ? Je pensais à l’époque qu’il fallait être de
quelque part, je croyais à l’appartenance. Aujourd’hui je ne
sais plus.
Il faisait
des voyages mystérieux, solitaires, en voiture, en avion. En Italie,
en Belgique, aux États-Unis, en Australie.
— Comment
les fais-tu ? Réfugié politique, sans passeport et sans
argent ?
Nous, ses
amis, pensâmes qu’il était à la solde du gouvernement Kádár,
et nous le méprisâmes pour cela.
Un livre
vient de paraître sur les espions infiltrés dans les mouvements
d’étudiants hongrois en Occident. (Várallyay Gyula, Tévuton,
L’Harmattan, Budapest, 2011.) Un chapitre y est consacré à Peter
R. C’est là que j’ai appris que dans les années 60, il avait
effectivement pris contact avec les services secrets hongrois à
l’ambassade à Berne, et s’était proposé de travailler pour
eux, sans rémunération. Les services se montraient méfiants
vis-à-vis de cet étudiant trop doué, trop politisé et trop
engagé, sans attaches, désintéressé, incontrôlable, mais,
étrangement, ils l’ont embauché. C’est pour eux qu’il
voyageait, avec un faux passeport, notamment en Hongrie. Après son
retour, il s’était rendu à Berne pour annoncer qu’il mettait
fin à ses activités.
— Je
voulais agir pour la démocratie, pour la réalisation de mes idées,
de mes idéaux. Je vous faisais confiance. Or, j’ai vu la réalité
hongroise : les ouvriers et les paysans continuent à y être
misérables et exploités ; la nomenklatura est toujours
en place ; vous ne travaillez ni pour la démocratie, ni pour le
socialisme mais pour un régime odieux.
C’est
l’histoire banale d’un espion pourri, idéaliste et naïf. Le
livre suppose qu’il a été tué par les services secrets. Quant à
moi, je suis certain que Peter R., d’une intégrité totale, d’une
honnêteté exemplaire vis-à-vis de lui-même, ayant perdu ses
derniers repaires personnels et idéologiques, avait estimé que sa
vie n’avait plus de sens.
Un
ami était de garde quand on l’amena à l’hôpital. Il le
reconnut et massa pendant plus d’une heure, en vain, son « cœur
merveilleux d’où poussera une herbe mortifère »
(József Attila).
Adam Biroseptembre 2012
biroadam4(AT)gmail.com
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