Des amis qui me
voulaient du bien m’ont reproché plus que le
ton, l’humeur qui sous-tendait certains de mes billets récents.
Ils me trouvaient sombre, cafardeux, pessimiste. Ce que je ne suis
pas.
Voici donc, pour
prouver que leur jugement est faux, une histoire joyeuse.
Il y a plusieurs
décennies, une grosse et très riche fondation qui aidait les arts a
invité six éditeurs européens et américains dont ma peu modeste
personne, à Los Angeles, pour donner notre avis sur la politique de
subvention de ladite fondation. (Les arts et les artistes ont
toujours eu besoin d’aide, de Mécène aux FRAC, en passant par
Jules II, les Médicis, Louis XIV, Jacques Doucet et le père Tanguy.
Et c’est bien ainsi. Les autoroutes n’ont pas besoin de
subvention.) Voyage Paris — L. A. en première classe, eh oui,
l’unique fois de ma vie. Et never again.
Même le Saint-Aignan —Vierzon en TER, je
le fais, quand c’est moi qui dois payer, en troisième classe, avec
des paysans à moustache et à toque de fourrure qui fument la pipe,
sentent l’ail, m’offrent de l’eau-de-vie et saucissonnent
joyeusement. Il faut dire qu’American Airlines n’atterrit plus à
Vierzon depuis des décennies. Puis, une fois sur place dans les
Amériques, à moi l’hôtel de grand luxe à Santa Monica, au bord
du Pacifique ! Cinq jours dans le palace, avec son bar et son
combo cubain en
sous-sol, son restaurant sur le toit, sa piscine, sa limousine avec
chauffeur à disposition… Moi, démocrate et près du peuple, ne
voulant pas exploiter un pauvre prolétaire américain (à
l’attention des Est-européens : si si, ça existe !),
j’ai loué une Cadillac rose décapotable pour parcourir Venice et
tous les musées de Los Angeles County. Dommage que la visière d’une
casquette des « Los Angeles Dodgers » surmontant mon
Ray-Ban Aviator ont caché mon visage hâlé devant les groupies en
délire, massées des deux côtés des free-ways.
Et tout cela au frais de la princesse. (C’est une façon de parler.
Aux États-Unis c’est la fortune qui indique votre rang social et
non pas vos quartiers de noblesse. La Révolution française a aboli
les privilèges acquis par la naissance pour les remplacer par ceux
dus à l’argent, une bourgeoisie envieuse, impatiente et inhumaine
a chassé une noblesse pourrie… mais chut ! on m’accusera
d’être désabusé et pessimiste…)
Notre travail, pour
mériter ce voyage et cet hébergement princiers (et les émoluments
non négligeables, en dollars, dont je n’ose pas mentionner le
montant après ma remarque sur l’argent) consistait en une seule
journée de débat, suivie d’un cocktail et d’un dîner. Lors du
débat, notre Comité de salut public a été impitoyable. Mus par la
jalousie ou le désir de prouver que nous étions incorruptibles ou
par l’envie de montrer que l’argent, même beaucoup d’argent ne
pouvait pas tout ou par un désaccord authentique, je ne sais plus,
mais le fait est que nous avons mis en pièces le programme de
subvention éditoriale de la fondation. Non, on ne peut opposer une
fin de non-recevoir sans explication sur une feuille polycopiée de
travers à la demande du professeur X, le plus grand spécialiste
mondial de la Renaissance florentine. Non, il est inutile d’aider
un pavé sur un peintre obscur et insignifiant simplement parce que
le manuscrit fait mille deux cents pages, que l’auteur y travaille
depuis de longues années et qu’il est post-doc
à Harvard. Et que la somme allouée au professeur Y pour un
soi-disant voyage de recherches est ridiculement élevée, motivée
par sa position universitaire et ses amitiés, d’autant plus que
chacun savait que ce voyage avait des motifs familiaux… hm…
sentimentaux…hm. Et que les formulaires à remplir, les pièces à
produire, par la méfiance qu’ils sous-entendaient relevaient des
procédés du tribunal révolutionnaire. Bref… Comparé à nous, le
procureur Fouquier-Tinville était une timide fille au pair. Aucune
tête récompensée, aucun projet aidé ou refusé ne trouvait grâce
à nos yeux. Ou si peu.
L’atmosphère du
cocktail qui suivit n’était pas glaciale, non, seulement tiède. À
un moment donné, sur un ton banal et enjoué, un verre à la main,
avec mon Hungarian English
inimitable, mâtiné de français, je me suis tourné vers
l’organisatrice de l’événement pour, gentleman et mondain, la
remercier de l’accueil et pour lui poser la question, à peine
intéressée, si la fondation avait l’intention d’organiser ce
genre de débat d’évaluation régulièrement, par exemple l’année
prochaine, auquel cas…
La réponse fusa,
accompagnée d’un regard acéré comme la lame de la guillotine :
—Never again!
Ça nous apprendra,
à faire la révolution.
P.S.
Pour donner quand même raison aux amis qui me taxent de pessimiste :
« Nous
sommes vraiment un vieux continent et peut-être avons-nous fait
notre temps. Les
civilisations sont mortelles. » (Écrit en mai 2013.) Ceux qui
votent contre l’Union européenne votent la disparition de
l’Europe. « Ils ont voté et puis après ? » Léo
Ferré.
adam biro
juin
2014
Pouah l'Amérique! But, Léo Ferré pensait-il au vote par les pieds, ceux par exemple d'Anna Harendt déclarant que le livre le plus précieux de sa bibliothèque était son passeport américain?
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