lundi 1 décembre 2014

LE CAMINO par Adam Biro

Le « chemin » entre Saint-Chély et Saint-Côme d’Olt.
Photo © WL
L’une de mes passions avouables est la marche, avec mes complices habituels. Balade, randonnée, promenade, course de montagne, peu importe, pourvu que je puisse mettre un pied devant l’autre — et aussi longtemps que je peux mettre un pied devant l’autre.
Si nous ignorions (défaut d’éducation religieuse ? de connaissances historiques ? géographiques ?) que le parcours choisi cet automne sur le GR 65, Aumont-Aubrac — Figeac, était une portion d’un des chemins de pèlerinage menant à Saint-Jacques de Compostelle, les neuf jours de cheminement nous ont amplement renseignés. Des croix avec suppliques, photos, souliers, des coquilles et des inscriptions pieuses à chaque bifurcation, des paysans vous offrant des boissons chaudes et des biscuits le long du chemin, des gîtes tenus par des hospitaliers de Saint-Jacques qui vous nourrissent et vous logent pour une somme laissée à votre bon vouloir… Repas pris en commun, prières et complies facultatives… Une hospitalière particulièrement dévote a même tenu à enlever mes chaussures de marche et mes chaussettes pour me laver les pieds — mais c’en était trop. Des randonneurs qui ne cherchent qu’à marcher — c’était notre cas, mécréants hédonistes ; des pèlerins qui empruntent le camino dans un but religieux — nous en avons vu un porter une lourde croix, ou des marcheurs en quête de spiritualité — un Québécois très sympathique attiré par le bouddhisme. Vous cheminez un petit moment avec quelqu’un, vous le perdez, vous le retrouvez quatre heures plus tard, ou le soir au gîte, ou plus jamais. Et vous apprenez que les rois d’Aragon ont inventé ce pèlerinage pour lutter contre les Arabes, qu’à un moment donné, au Moyen Âge, un homme sur dix marchait sur le chemin de Saint-Jacques, et, venus de tous les coins d’Europe, beaucoup de pèlerins cheminaient pieds nus (Le Puy-en-Velay — Saint-Jacques de Compostelle : 1600 km !). Que Louis XIV l’a interdit à cause de la Guerre de succession d’Espagne. Que depuis deux décennies, il y a un renouveau considérable du chemin. Que certaines églises, comme celle de Sainte-Foy à Conques avec les vitraux monochromes de Soulages, sont des merveilles par leur situation et par leur architecture. Que les marcheurs sont saturés d’aligot. Que sur la portion française, on peut faire porter son sac par un service de taxi…
Si je parle de ces neuf jours qui furent magnifiques malgré toute la bondieuserie, c’est que j’ai envie de dire un sentiment fort qui m’a saisi en marchant : celui de la relativité de mon quotidien. Je vis dans une grande ville, au milieu de l’agitation frénétique des nouvelles, des informations, des réflexions, je rencontre beaucoup de monde, je lis, j’écoute, je regarde, je me nourris des événements politiques français et étrangers, je prête attention à l’actualité littéraire, aux spectacles, à la danse du ventre des peoples — et là, tout en me concentrant sur le bon équilibre de mon sac à dos (12 kg, c’est trop, l’âge, que voulez-vous, et de toute façon), sur mes chaussettes qui ne doivent pas faire de plis, gare aux ampoules, j’ai regardé l’extraordinaire paysage, sa variété. Le soleil nous a torturés sur le plateau désertique de l’Aubrac où paissent des troupeaux en liberté, nous nous sommes rafraîchis dans une châtaigneraie, nous avons essuyé l’orage dans une forêt de noyers, de pins… Et sur le chemin étroit et raide qui monte pendant une heure pour s’élargir au sommet d’une colline d’où vous voyez les Cévennes, votre cœur bat la chamade, vous avez le souffle court et vous êtes inondé de sueur. Soudain, je me suis senti non pas loin mais ailleurs, sur une autre planète. La rare médiocrité de la vie politique mais aussi intellectuelle, les non-évènements médiatiques dont on gave notre cerveau, les ego minuscules dont on nous rebat les oreilles (un présidentelet dit ceci, un autre dit cela, un ministricule contredit un politicard, une grève de nantis succède à une manif d’égoïstes) prennent ici leur vraie place, celle du néant. Il ne s’agit nullement des phrases fascisantes, « la terre ne ment pas » ou « tous pourris » — non. Il m’a semblé, en l’espace de quelques jours, que la vraie vie, la seule possible, était celle-là : mon corps, la solitude, l’amitié, la réflexion et la nature alentour. Je sais que ce n’est qu’une illusion, un leurre, que ma place est dans la cité, que je dois y retourner, compter, acheter, payer, me nourrir, me loger, me vêtir, écouter, dire, me divertir, m’ébaudir. Contempler la comédie, voire, en être l’acteur.
Un jour je le regretterai.
*
Auto-pub, suite, en accord — ou en contradiction avec ce qui vient d’être dit.
Je signerai mon polar/à peine polar sur Malevitch, Cadavres noirs sur fond rouge à la librairie Artcurial au 7 rond-point des Champs-Élysées, Paris 8e, m° Franklin-Roosevelt, le vendredi 12 décembre à partir de 18 h 30. (Cocktail, m’a-t-on dit !)

adam biro
décembre 2014
biroadam4(AT)gmail.com

3 commentaires:

  1. Quand un chemin prend des allures "initiatique", malgré le marcheur...

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  2. Ah les subtilités de la langue écrite...
    L'existence précède bien l'essence comme disait l'autre. Moi je dirais, le spirituel passe d'abord par les pieds. D'ailleurs, notre marcheur aurait-il eu ces nobles pensées si par malheur ses chaussettes avaient fait un pli, entraînant des ampoules, causant elle-mêmes des douleurs insupportables ?

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