Le compagnon de voyage est l’un des romans les plus sensuels, les plus morbides, les plus inquiétants et très certainement pervers de Gyula Krúdy. Apparemment rien de plus conventionnel qu’un auteur recueille dans un train les confidences d’un voyageur inconnu. Mais au bout de quelques pages - le train traverse un paysage où on entend glapir des renards invisibles--, le récit rapporté envahit l’espace imaginaire du livre, au point qu’à la fin disparaît le cadre de la narration et ne subsiste que la parole du personnage rencontré. Voici quelques traits essentiels de son histoire.
Il a une quarantaine d’années. Dans la petite ville au Nord de la Hongrie - région chère à Márai -, sans but précis, il se livre à son désoeuvrement et le trompe par des aventures amoureuses. Il séduit sa logeuse qui se donne à lui par pur intérêt, pour le retenir. Honteuse d’avoir cédé, elle lui présente sa sœur, qui lui fait connaître ses amies. Le visiteur se livre à une « danse du coq et du taureau » au cours de laquelle ses partenaires se passent le bâton de relai de sa virilité. Mais, la ronde amoureuse, dans le sens que Schnitzler donne à ce terme, devient de plus en plus sinistre. Thanatos jette son ombre noire sur l’Éros.
L’église, lieu de prières et de rencontres, devient de plus en plus funeste. Le sanctuaire dégage une atmosphère glaciale, des statues de saints au regard insensible depuis des siècles peuplent le retable. Le visiteur a l’impression qu’une écrevisse se soulève du bénitier pour le pincer (pour le castrer diraient les psychanalystes). Des vieilles repoussantes, des harpies, des sorcières, des « matrones avachies » étouffent par leur présence des êtres jeunes qui y cherchent refuge.
Le visiteur est subjugué par Eszténa, une jeune vierge de quinze ans, affligée d’une mère bigote, culpabilisée à vie pour avoir cédé à un premier séducteur. Sous la pression maternelle, Eszténa se destine au couvent mais, avant d’appartenir au Christ, elle veut appartenir à un mortel. Mère et fille sont obsédées par la Mort, présente sous la forme d’un cirier, puis par une entremetteuse repoussante. Eszténa est sur le point de se donner au visiteur, mais à ce moment-là, c’est lui-même qui se met à délirer : « Prépare-toi donc, fillette, lave ton corps, après avoir purifié ton âme, puisque tu t’apprêtes au sacrifice » et un peu plus loin : « N’entends-tu pas glapir la petite cloche qui avait sonné le jour de ta naissance, mais c’est d’effroi qu’elle se lamente à présent puisque tu te prépares à t’enfoncer dans les ténèbres de la mort ». Finalement, c’est l’apparition réelle ou imaginaire de la tête de la mère qui incite Eszténa à quitter précipitamment le lieu et, vêtue d’un simple jupon empesé, à se jeter dans le fleuve.
Le sensuel, le morbide, le fantastique ne satisfont point le créateur Krúdy. Il tient à précipiter le récit dans le grotesque. » La nouvelle du suicide se répand rapidement. C’était jour du marché. « Tout le monde semblait atteint de folie. Répandant autour d’eux une odeur de fromage, les boutiquiers se tenaient au milieu de la rue dans l’attente d’on ne savait quel miracle. » De vieilles femmes suivent l’affolement de leurs fenêtres, de petits vieillards se mettent à courir. Les anciennes maîtresses du visiteur réapparaissent débraillées. Des scènes de cirques, une odeur de soufre, des chants qui ressemblent à des hurlements alimentent ce crescendo qui ne s’apaise que dans la scène d’amour du visiteur et de sa logeuse qui éprouve du plaisir, cette fois-ci, sans arrière-pensée.
Dans la vie et dans l’œuvre de Krúdy, la poursuite du plaisir est entachée à la fois de perversité et de culpabilité. Le compagnon de voyage est un livre étonnamment moderne. Le lecteur doit veiller à ce qu’il ne soit pas happé par ce tourbillon dangereux de plaisirs et de désirs !
A.L.