vendredi 1 mai 2015

DE MON PÈRE par Adam Biro

Bíró József, Le dr Bíró Imre (d’après
 Rembrandt), huile sur carton, 1930

     Il y a quelques semaines, j’ai dû faire un voyage éclair à Budapest, ville dont les cafés possèdent cette commodité évidente qu’est le portemanteau, objet peu coûteux et très pratique totalement ignoré, pour des raisons obscures, des cafés parisiens. En voulant accrocher mon duffle-coat sur la patère dans un restaurant, j’en ai déchiré la bride. Puis, dans l’après-midi, je me suis rendu chez un ami pour lui emprunter un livre. Il m’a présenté une dame assise à une table, couturière de son état, en train de rafistoler ses vêtements de vieux garçon. J’ai immédiatement demandé à la dame de bien vouloir recoudre la bride de mon manteau. La dame, avant de répondre à ma requête, s’est écriée : « Comme vous ressemblez à votre père ! » Elle n’a pas seulement connu mon père dont elle avait été la patiente, mais elle s’est empressée de me raconter des anecdotes sur lui en rajoutant : « J’ai même nagé avec votre père à la piscine couverte sur l’île Margit. Il était déjà vieux, mais il fallait le voir assis au bord du bassin, entouré de jeunes femmes ! » Et elle s’est mise à recoudre mon manteau, tout en me regardant et en continuant à parler de mon père. Intarissable. Quand je voulus la payer, elle le refusa énergiquement et quasiment fâchée. Je m’en doutais. Je lui ai baisé la main.

     À plusieurs reprises j’ai écrit sur mon père, mort dans sa quatre-vingt-seizième année, qui s’est donné tant de peine à me transmettre sa construction intellectuelle et morale. Le reste, tout le reste, notamment ma vie et ma survie, je le dois à ma mère, mais cela devrait être le sujet d’un autre billet.

     Le docteur Bíró était un séducteur. Je ne lui connais aucune aventure, aucun pas extraconjugal, mais Dieu qu’il aimait les femmes et Seigneur comme les femmes le lui rendaient bien !

     En rentrant à Paris, on m’a fait remarquer que la doublure de mon pardessus, cousue maladroitement ensemble avec le tissu, est raccourcie au point de déformer toute la structure. Il faudrait découdre la bride pour que le dos redevienne droit. J’ai obtempéré. C’était une erreur. J’aurais dû refuser. J’aurais dû garder ce défaut du manteau ainsi que sa cause, la bride cousue au mauvais endroit, pour qu’ils me rappellent l’épisode avec cette couturière que je ne reverrai jamais, et Budapest que j’ai perdu, et la Hongrie dont j’essaie de m’éloigner désespérément pour des raisons politiques, et ma langue maternelle à laquelle je m’accroche, et mon enfance si loin, si dorée dans la lumière du soir, et mon père, sa séduction, sa distinction, son élégance.

     J’aurais dû porter ce duffle-coat malfichu en souvenir de mon père qui, lui, n’aurait jamais mis un manteau déformé.

     adam biro
     mai 2015
     biroadam4(AT)gmail.com

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