Dans son édition datée des 8 et 9 mai 2016, le Monde publie un
article de deux pages entières, avec accroche à la Une, sur la Hongrie
de Viktor Orbán. C’est dire l’importance que le grand quotidien du soir
attache à la diffusion de ce message. Cet empressement nous honore et
nous attriste à la fois. Il nous honore, parce qu’à son corps défendant
le Monde est bien obligé de reconnaître que le premier ministre hongrois
est l’un des rares responsables européens à avoir une vision, ce qui
par les temps qui courent est loin d’être un défaut. Mais il nous
attriste aussi, parce que cette vision est décrite comme contraire,
voire nuisible aux intérêts bien compris de l’Europe – ce qui est
fondamentalement faux – et que les arguments avancés reposent sur une
interprétation erronée de la réalité hongroise. Dans l’esprit du Monde
bien sûr, présenter quelqu’un comme « l’architecte de la démocratie non
libérale en Europe » ne peut être qu’infâmant. Etant donné que la
Hongrie ne mérite certainement pas cette indignité, qu’il me soit permis
d’entrer dans le débat pour essayer d’y voir un peu plus clair.
L’on reste stupéfait devant la liste des valeurs censées être « bien
différentes » de celles des « fondateurs de la maison commune » :
-
L’ordre, la famille, le culte de la terre auraient donc cessé
d’être des valeurs recherchées par les fondateurs de la maison commune ?
Les ministres de l’intérieur, de la famille, de l’agriculture de ces
pays fondateurs apprécieront.
- Quant à la religion, elle
était, si je ne m’abuse, au cœur des préoccupations des fondateurs de la
maison commune, dont l’un des pères, le français Robert Schuman, avait
osé dire que « l’Europe sera chrétienne ou ne sera pas ». Nous en sommes
loin, hélas.
- La « mainmise sur la presse » : l’on a beau
s’offusquer du mode de nomination de l’autorité des médias (est-il très
différent chez les fondateurs de la maison commune ?) ou des « 950
journalistes licenciés », il n’en reste pas moins que l’action du
gouvernement hongrois s’exerce depuis six ans face à un vent contraire
médiatique d’une incroyable ténacité, ce qui suffit à démontrer
l’inanité de cette accusation, et à apporter la preuve de la pluralité
bien vivante de la presse en Hongrie. Si le correspondant du Monde, qui
couvre la Hongrie depuis Vienne, fait de temps en temps le déplacement
de Budapest, il ne pourra pas dire le contraire.
- La «
mythification d’un passé épuré » : épuré, oui, de quarante-cinq ans de
matraquage par l’internationalisme prolétarien.
- La « mise
au travail des allocataires sociaux » : oui, la Hongrie préfère donner
un salaire, faible sans doute, mais un salaire, en contrepartie d’un
travail, pas très productif sans doute, mais un travail, au lieu de
laisser des catégories sociales entières décrocher encore plus sans
aucune perspective de sortir de la spirale mortifère des allocations. Je
rappelle que sur les six dernières années, 560.000 emplois ont été
créés en Hongrie (3.700.000 en équivalence française, vu le rapport des
populations) et que le chômage en Hongrie s’établit aujourd’hui à 6%,
contre 11% en 2010. Dans ces statistiques, les « travaux d’intérêt
public » demandés aux allocataires sociaux pèsent pour environ 1%.
-
La peine de mort : il faut être bien naïf pour croire et faire
croire que M. Orbán avait l’intention de réintroduire la peine de mort
en Hongrie le lendemain du jour où il a osé ouvrir ce débat, au
printemps de l’année dernière. Un procès en sorcellerie de plus.
Et
maintenant, le bouquet : « pour l’ancien dissident (entendez : V. Orbán)
les valeurs occidentales, fondées sur les droits de l’homme, le respect
des minorités, l’Etat de droit et le libre-échange ont fait long feu »
(sic). On croit rêver. L’on ne peut pas laisser dire que la Hongrie ne
respecte pas les droits de l’homme ou l’Etat de droit. Le respect des
minorités ? la Hongrie est un des pays d’Europe où les minorités
bénéficient des droits les plus étendus : douze minorités sont
officiellement répertoriées dans le pays, elles disposent d’organes de
représentation élus et sont même représentées au Parlement par des
observateurs sans droit de vote. Citez-moi un seul pays qui en fait
plus. Au cours de sa présidence de l’Union européenne en 2011, la
Hongrie a été le premier pays à déposer sur la table de la Commission un
projet de développement des communautés tziganes d’Europe, dont la
qualité a été universellement reconnue. Le libre-échange a fait long feu
? Mais alors, comment expliquer que la Hongrie réalise 85% de ses
échanges commerciaux avec les pays de l’Union européenne, et que le
niveau de ses exportations dépasse celui de son produit intérieur brut ?
Dans cet étrange jeu des 7 familles, où il n’y en a en fait qu’une : la
famille Accusations, l’on ne manque pas de choix. Examinons
quelques-uns de ses membres. L’on y trouve par exemple « l’attirance
pour le modèle autoritaire de Singapour », ce qui ne manque pas de sel
après que dans une livraison à peine plus ancienne, le Monde a publié un
hommage appuyé à l’ancien président Lee-Kwan-Hew, crédité d’avoir fait
de son pays un modèle de prospérité.
Dans la même famille
Accusations, l’on trouve encore « l’immixtion dans des contrats de droit
privé par l’imposition des taux de remboursement des crédits en devises
étrangères ». Le Monde a mis ici le doigt sur un point fondamental, qui
éclaire parfaitement ce que M. Orbán entend par « Etat non libéral ».
Cette affaire mérite quelques mots d’explications, parce que la
demi-information distillée dans l’article ne permet absolument pas au
lecteur de comprendre de quoi il s’agit. Il y a une dizaine d’années, à
une époque où les taux d’intérêt du forint étaient encore très élevés,
les emprunteurs hongrois ont été incités par le système bancaire à
s’endetter en devises étrangères – en francs suisses principalement –
pour l’acquisition de leur logement. Le calcul normal dans ces cas
consiste à accepter le risque de change en contrepartie d’un taux
d’intérêt inférieur. Or sous l’effet de clauses très particulières
contenues dans les contrats de prêt, plus le franc suisse s’appréciait,
plus le taux d’intérêt facturé aux emprunteurs augmentait. Comme il
était prévisible, le franc suisse a explosé par rapport au forint, et
les infortunés emprunteurs, dont les faibles ressources étaient toutes
en forints, se voyaient facturer des taux de 9% (sur le franc suisse !!)
alors que le taux d’intérêt de la devise helvétique sur les marchés
était proche de 0. Ils payaient donc à la fois le beurre et le prix du
beurre. Ce phénomène touchait des centaines de milliers de ménages –
plusieurs millions de Hongrois – dont les mensualités se trouvaient
doublées, triplées du jour au lendemain. Le risque d’une faillite
personnelle générale de la moitié des ménages hongrois était réel.
Certes, tout cela résultait de la liberté de conclusion des contrats de
droit privé. Certes, les emprunteurs avaient signé. Mais entre un grand
groupe bancaire, dont l’intérêt était évidemment la conclusion de tels
contrats, et le niveau de connaissance financière de l’emprunteur moyen
hongrois, le rapport était inégal. Ces clauses ont été jugées léonines
et constitutives d’un abus de faiblesse, et le gouvernement a imposé aux
banques – dans le respect des recours judiciaires prescrits par l’Etat
de droit – d’une part de rembourser aux emprunteurs les agios indûment
prélevés, et d’autre part de convertir ces prêts en monnaie nationale,
afin d’éliminer l’épée de Damoclès représentée par le risque de change.
Cette conversion s’est faite à un taux intermédiaire entre le taux
d’origine des emprunts et le taux du moment. Il est évident que cette
mesure n’a pas été du goût des banques, dont le Monde prend aujourd’hui
la défense en s’indignant que le gouvernement hongrois se soit « immiscé
dans des contrats de droit privé ». Oui, il s’est immiscé, et il a bien
fait, parce que sans cela la société hongroise aurait explosé. Et il
s’est immiscé pour mettre une limite à l’excès de libéralisme dont cette
affaire est un exemple emblématique. C’est exactement ce que j’ai
essayé de démontrer dans mon « Mot » posté pas plus tard qu’hier sur la «
démocratie illibérale » (https://www.facebook.com/ambahongrieparis/posts/577617282408149).
L’Etat non libéral de M. Orbán n’est pas un reniement des grandes
libertés publiques telles que nous les connaissons, mais bien au
contraire une volonté d’extirper du libéralisme les excès susceptibles
de le dénaturer lui-même. On ne le répètera jamais assez : trop de
libéralisme tue le libéralisme. Si personne n’intervient, c’est la loi
du plus fort qui s’imposera au nom du libéralisme. M. Orbán a
parfaitement expliqué cela dans son discours du 26 juillet 2014, il
suffit de le lire.
Toujours dans la famille Accusations : « avoir
signé un contrat sur le nucléaire avec Poutine, en pleine crise
ukrainienne ». Erreur : ce contrat a été signé au tout début de l’année
2014, c’est à dire avant les interventions de la Russie en Ukraine.
Et l’ONU, qui aurait « tancé Viktor Orbán pour avoir « affaibli » la
démocratie en ayant fait voter un millier de lois en six ans » (sic),
que cherche-t-elle à démontrer ? Que voter des lois, même en grand
nombre, est de nature à « affaiblir » la démocratie ? Arrêtons de nous
moquer du monde. Quant à l’allusion au « démantèlement de la plupart des
contre-pouvoirs », elle est l’exemple-type de l’accusation gratuite,
non documentée, non fondée et qui ne convaincra que les convaincus (ou
les gogos).
Je regrette très profondément que l’analyse – du reste
tout à fait lucide – par le Monde de la crise que traverse l’Europe
repose sur une présentation aussi dichotomique de ce qui est « bon » et
de ce qui est « mauvais », sur une instrumentalisation aussi acharnée de
l’approche hongroise de cette crise, alors qu’aujourd’hui plus que
jamais c’est le dialogue et le débat constructif entre les différentes
sensibilités de notre Europe à 28 qui peut conduire aux solutions
d’avenir. Ne cesser de faire comprendre à son partenaire – qui plus est
avec des arguments douteux – qu’il n’est pas un interlocuteur valable ou
qu’il a tout faux par définition n’est pas la meilleure façon d’y
parvenir.
Georges Károlyi
Source : Page Facebook de l'Ambassade de Hongrie à Paris
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