« Parler », en
chinois manuscrit
Le
printemps n’arrivera donc jamais ? Mais,
vrai, j'ai
trop pleuré
! Les
Aubes sont navrantes.
Il
faut rire puisque le bateau est ivre, penser léger en descendant des
fleuves impassibles.
À la fin de l’« átkos »
(« le maudit »,
petit-nom familier donné à la période communiste), quand les
Hongrois, certains Hongrois, les plus aisés ou ceux qui avaient des
relations, pouvaient enfin songer à demander un passeport et à
voyager, à partir en vacances ou en visite de famille « au
dehors » (petit-nom familier donné à l’Occident), il
fallait aussi penser à apprendre des langues. Mon père aimait à
dire qu’avec sa langue, un professeur de littérature ou un
écrivain hongrois n’est, de l’autre côté de la frontière,
qu’un kubikos,
un terrassier.
À cette époque bénite donc,
un chat vit une souris traverser l’appartement, son
appartement avec la vitesse… d’une souris qui fuit. Il a beau se
jeter à sa poursuite, il ne réussit pas à l’attraper. La souris
disparaît dans un trou dont l’étroitesse ne permet pas à la
patte féline d’y pénétrer. Mais les chats sont connus pour leur
patience. (Et du temps de l’« átkos »,
la patience était
une vertu indispensable pour les chats et pour les humains.) Notre
Raminagrobis s’installe donc à côté du trou, sans un bruit, sans
un mouvement, immobile comme peuvent l’être les chats en chasse.
Et il attend. Mais la souris n’apparaît pas. Au bout de quelques
temps — combien ? les chats ont-ils la même notion du temps
que les humains ? parce que pour nous, le temps de l’« átkos »
parut infiniment
long — il a une idée.
— Ouaf, ouaf — le chat se
met à aboyer. La souris, peu subtile, confiante, trop confiante,
ignorant tout de la Katzenpsychologie,
pensant entendre le chien inoffensif de la maison, persuadée que
l’air est catfree et
l’espace est vide, sort de son trou — et vlan ! horreur,
bruit infernal des tambours des diables, tonnerres du Jugement
dernier et éclairs du Seigneur dans les cieux, le chat s’en
saisit, et d’un coup de mâchoire précis et cruel, arrache un
morceau de la malheureuse souris des villes, envoyant ainsi la pauvre
bête manger du gruyère divin sur les champs élyséens. Puis, le
chat, heureux et content de lui, pourlèche ses babines et se dit à
voix haute :
— C’est quand même bien
utile de parler des langues étrangères !
*
Ailleurs. Mais pas vraiment.
L’horloge de l’église vient
de sonner midi. Deux vieux paysans sont assis sur un banc, face à la
Tisza, sur la route poussiéreuse d’un village de la grande plaine
hongroise, l’Alföld.
Ils sont assis depuis tôt le matin. (Depuis des décennies. Des
siècles.) Passe une rutilante Mercedes immatriculée en Allemagne.
Le conducteur avise les deux pépés et freine à leur hauteur.
— Verzeihung, wie komme ich
nach Bodorpuszta ?
— Qu’est-ce qu’il
dit ? demande l’un des paysans à l’autre.
— J’en sais rien. Il doit
parler allemand, d’après la voiture.
Le conducteur répète sa phrase
en anglais. Aucune réaction de la part de nos seniors compatriotes.
C’est un homme cultivé, il essaie avec le français :
— Excusez-moi, quel est le
chemin pour Bodorpuszta ?
Pas plus de réponse. Puis avec
le russe. Nenni. Il fait un geste d’adieu qu’on peut aussi
interpréter comme un signe de désespoir, et la belle voiture « du
dehors » s’en va, en soulevant une tornade de poussière
blanche.
Le plus jeune des deux
vieillards se tourne vers l’autre, en lui disant :
— Tu sais, Jancsi, maintenant
que nous sommes dans l’Europe, et qu’il vient plein de touristes
par ici, nous devrions quand même apprendre des langues étrangères.
L’autre réfléchit un moment,
puis répond, sûr de lui.
— Aller, cesse de dire des
bêtises. Ça serait du temps perdu, et on est trop occupé. Tu vois
bien, ce type-là, il parle quatre langues, et ça lui sert quand
même à rien.
*
Un lourd silence. Les deux bácsi
sont songeurs. Puis,
au bout d’un long moment, l’un raconte.
— À propos de langues.
L’autre jour, j’étais assis ici même
avec le Guszti comme
aujourd’hui. On regardait la Tisza. Voilà-t-il pas que nous
entendons des cris désespérés. Un individu qu’on connaissait
pas, ni le Guszti ni moi, est tombé dans le fleuve et il était en
train de se noyer. Il se met à crier comme un forcené Hilfe,
Hilfe ! Le
Guszti qui sait plein de choses me dit que c’est de l’allemand et
que ça veut dire « au secours, au secours ! ». Ben
le gars, nous on le regarde, et au bout d’un certain temps, quand
le silence est revenu, le Guszti me dit, et il avait bigrement
raison,
— Ce gars-là, au lieu des
leçons d’allemand, il aurait mieux fait de prendre des leçons de
natation.
*
Et moi, à cinq ans, au lieu
d’apprendre à nager, j’aurais mieux fait d’apprendre le
français. Aujourd’hui, je connaîtrais la différence entre le
passé simple, le passé composé, le passé antérieur, l’imparfait
et le plus-que-parfait. (À l’époque, là-bas,
en hongrois, on n’utilisait que le présent. Du passé, on avait
fait table rase, et le futur était bouché.)
adam biro
juin 2013
biroadam4(AT)gmail.com
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