Photo
n° 1 d’un voyage aux États-Unis, avril 2015 (Chicago).
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I
love Paris in the springtime… Dans
mon quartier, un jeune homme visiblement en bonne santé, assis par
terre au même endroit tous les jours depuis des mois, fait la
manche. Devant lui une écuelle et un écriteau demandant de l’argent
pour manger. J’ai cessé de le regarder avec l’hostilité et la
bonne conscience de celui qui a travaillé toute sa vie et qui estime
que ce gars d’environ vingt-cinq ans pourrait essayer de trouver
une autre façon de se nourrir — et de vivre, de passer sa vie sur
terre — qu’immobile, le cul collé à l’asphalte. Peu importe
le travail : débardeur à Rungis, balayeur au SuperU, prof de
philo dans le neuf-trois… Oublions Pôle emploi, mais inventer
quelque chose, un boulot, un truc, proposer aux vieilles femmes de
monter leur filet à provision dans les immeubles sans ascenseur,
dévaliser une banque sans arme, rien qu’avec du baratin… Or je
viens de lire La
Dêche à Paris et à Londres
(Down and Out in
Paris and London) de
George Orwell (lisez-le, comme l’ensemble de l’œuvre de cet
auteur génial), et je regarde les chemineaux, les clochards et les
mendiants d’un autre œil.
D’un
autre œil je m’efforce de regarder le jeune homme assis. Pas
facile. De là à lui donner la pièce, moi qui ai travaillé toute
ma vie blabla…
*
Le
printemps-myosotis arrive. On le sent. Au Louvre, les tableaux
changent de couleur. (C’est un photographe qui me l’a fait
remarquer.) Dans la rue, la robe des filles aussi. (Pas besoin de me
le faire remarquer.) Dans notre rue, pour fêter le printemps, s’est
ouvert une « librairie ». Je mets des guillemets parce
que le « libraire » n’y vend que des « occasions
neuves ». Des non-livres sur des non-sujets, du lourd papier
couché imprimé avec beaucoup de couleurs, bidon bidon. Toute ma
vie, j’ai été un homme-livre : j’ai lu, écrit, acheté,
vendu, reçu, donné, édité des livres. Mais je n’ai aucun
respect pour le livre, l’objet livre, pour le principe livre. Je
n’ai du respect que pour le contenu, les idées, le style,
l’enseignement, la beauté des reproductions et de la mise en page,
le « message » (ô ce mot que je déteste pourtant...).
On peut tout imprimer. Le papier est patient. Mein
Kampf, Le Protocole des sages de Sion
sont aussi des livres. Quand j’entends à la radio, surtout à
l’occasion du Salon du livre, les officiels, les politicards, les
journaleux et toutes les âmes bien nées déblatérer sur LEEEE
LIIIIIIVRE, sanctifier, bénir, adorer LEEEE LIIIIIIVRE, je rigole.
Le président Sarkozy trouvait la lecture de la
Princesse de Clèves
inutile ; la ministre de la culture, Fleur Pellerin, « n’a
pas le temps de lire depuis deux ans », et un
journaliste a dit, en parlant d’un livre : je l’ai lu, mais
pas personnellement.
*
Le
printemps-gazouilli, le printemps-croassement arrive.
Je suis à la
campagne, je renifle à nouveau, je regarde comme toujours, j’écoute
à tue-tête. Comme la première fois. Le
motif principal qui nous a décidé de choisir cette maison-là, il y
a de longues années de cela, dans une magnifique campagne dont la
France a le secret, si humaine, si équilibrée, si moyenne,
était la vue. Un
pré descend doucement jusqu’à un bouquet d’arbres où se cache
un ruisseau, puis le regard monte vers une petite forêt,
ensuite vers un autre pré, et enfin vers le ciel, immense, infini
d’évidence. Je ne
savais pas encore que j’allais devenir l’interlocuteur privilégié
des grenouilles.
Ayant
réglé les paperasses administratives, nous nous tenions un matin,
le premier matin, enfin, face à ce paysage. Le hasard voulut que le
paysan propriétaire du champ jouxtant notre jardin soit présent, en
train de labourer. Il nous vit de loin, arrêta son tracteur,
s’approcha de nous. Salutations, présentations.
—Mais
pourquoi avez-vous acheté cette vieille ferme ? – demanda-t-il,
surpris.
—À
cause de la vue. Entre autres.
Un
silence incrédule, voire sidéré.
—Tiens
donc. À cause de la vue ?
Et
il leva son regard vers la petite forêt qu’il avait en face de lui
depuis des décennies, et avant lui son père et son grand-père et
des générations depuis des siècles, comme s’il la voyait pour la
première fois. Comme s’il la découvrait.
Ce
qui était peut-être le cas. Son paysage était désormais aussi le
nôtre. Mais si le paysage était le même, les yeux n’étaient pas
les mêmes.
*
Après
un long voyage, nous revenons chez nous, en France pour fêter le
printemps. I love
France in the springtime.
Il est assis à côté de moi dans l’avion. J’ai tout mon temps
pour l’observer : nous allons voler, vivre ensemble douze
heures. Une calotte sur la tête, barbu, il lit, il prie. Au repas,
il refuse la viande. — Vous auriez dû le signaler lors de l’achat
de votre billet. On vous aurait servi de la nourriture spéciale.
Nous en avons l’habitude, vous savez.— C’est l’hôtesse qui
parle. Un moment donné, il ouvre son ordinateur et regarde un film
sans devoir le chercher, puisqu’il était déjà sur son écran. Un
film de guerre comme je n’en ai jamais vu, on tire, on hurle, on
court, on se planque… Le sang gicle, on ouvre des ventres, on
décapite, des détails, des gros plans, d’une violence ultra,
inouïe.
De
la cabine de pilotage sort un grand vieillard avec une barbe blanche
soignée, habillé d’un long et large habit blanc, une sorte de
toge. Il se dirige vers mon voisin et lui flanque une gifle
gigantesque.
(Autopub :
J’ai
toujours su parler aux femmes.
C’est le titre de mon recueil de textes courts qui vient de
paraître aux éditions Arléa. Si vous voulez en savoir plus avant
de vous précipiter chez votre libraire, taper
« www.arlea.fr/Adam-Biro ».)
adam biro
juin 2015
biroadam4(AT)gmail.com
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