Ce recueil de quatorze nouvelles porte le titre de la première d’entre elles (dans la traduction française), « La Fièvre », qui envahit le narrateur et finit aussi par contaminer le lecteur. Comment expliquer autrement que même lorsqu’on déteste les guerres, même lorsqu’on fuit les informations déversées par les chaînes de télévision sur les conflits armés et les massacres dans le monde, et en particulier en Afrique et au Moyen Orient, on ne peut plus lâcher ce livre une fois qu’on l’a ouvert ?
Sándor Jászberényi, né en 1980, photographe et correspondant de guerre hongrois en Afrique et au Moyen orient pour des journaux hongrois mais aussi le New York Times et l’Egypt Independent, a publié ce recueil en 2012 en Hongrie. Après avoir été traduit en plusieurs langues, le livre paraît enfin en français aux éditions Mirobole, dans la traduction juste et précise de Joëlle Dufeuilly. Dès le début de la lecture, il apparait que s’il a choisi cette écriture et ce mode de récit, c’est pour transmettre autre chose que des chroniques de journaliste de presse. Sur les fronts les plus dangereux, en plein conflits armés, révolutions ou guerres civiles, au Darfour, dans la bande de Gaza, au Yémen, en Libye, au Nigeria, au Caire, il s’est exposé en partageant le quotidien des combattants et des populations, risquant sa vie et témoin de la mort, sans chercher en permanence refuge dans les lieux abrités ou les hôtels réservés aux journalistes. Il ne relate pas que des faits de guerre, mais aussi des rencontres avec des militaires et des civils, des femmes, d’autres journalistes, des êtres humains de tous bords. Sans doute a-t-il éprouvé la nécessité d’atteindre un autre niveau d’expression, et recherché une écriture qui parvienne à communiquer, à travers ces nouvelles, ce mouvement puissant qui entraîne le lecteur aux côtés du narrateur, au-delà des résistances et des évitements. Les circonstances historiques et chronologiques ne sont pas sa priorité. C’est au lecteur, s’il le souhaite de reconstituer le contexte géopolitique des récits, qui mêlent, on le suppose, souvenirs et fiction. Mais il est clair que l’expérience de l’auteur est au cœur de ces aventures, qu’il a modelées pour en faire œuvre littéraire. Pour donner forme, et non pas sens, à ce qu’il n’a pas pu oublier : « Pour ce qui est de m’habituer, c’est vrai : je me suis habitué, mais je n’ai pas oublié. On n’oublie jamais la première fois.» (La première fois)
Du sens, Sándor Jászberényi ne semble pas en chercher. De l’origine des conflits et guerres qu’il couvre, de leur finalité, il n’est pas question ici. « Tous les conflits se ressemblent, le paysage change, mais on passe toujours son temps à attendre : c’est ça la guerre. Tu attends qu’il se passe quelque chose. Tu attends dans une chambre d’hôtel, un café, sur la ligne de front, près d’un feu de camp, et tu fais comme si tu avais une chance de comprendre ce qui se passe. Alors que tu n’en as aucune…/… Ton travail consiste à vendre l’enfer que vivent les autres comme si tu le comprenais, ou qu’il te concernait directement.» (Quelque part à la frontière). Il ne poursuit pas non plus la gloire ou la célébrité médiatique, contrairement à d’autres journalistes. S’il est sur ce terrain que tant d’autres fuient, c’est qu’il y trouve sa place à ce moment-là de sa vie. Le narrateur nous le laisse entendre dans la nouvelle « Profession photoreporter » : « C’était seulement là, au milieu de la guerre, qu’il se sentait libre ; le monde devenait simple : oui ou non, le bien ou le mal, la vie ou la mort. » Et plus loin, il fait dire à une amie photographe : « Ma mort est sans intérêt. Comme la tienne. Tu n’as pas de famille, pas de foyer, tu n’as même pas peur. Tu n’as que ton appareil photo, et ton travail. Tu es déjà mort. C’est juste que tu ne t’en es pas aperçu.» (Die toten reiten schnell )
Ici, dans ce livre, loin des organes de presse, il ne « vend » pas l’enfer, il le partage ! On est saisis par ces événements tragiques racontés avec une fausse distance, une résignation apparente démentie par le fait même qu’il écrive, de cette manière à la fois froide, sensible et précise. Pas un mot n’est inutile. Il rend compte de faits de guerre et d’exécutions, sans nous épargner les détails, dans un style objectif et sans émotion, sans indiquer la moindre implication personnelle, si ce n’est sa « pâleur » ou son absence d’appétit, à la fin d’un chapitre, qui témoignent discrètement de son amertume et de son profond désarroi. La conclusion de chaque nouvelle, d’un trait, donne sens à l’histoire, en venant s’inscrire en contrepoint, et fait surgir en un instant saisissant tout ce qui n’est pas dit, qui sous-tend en négatif, le récit. Il est vrai que ce type de procédé convient à la nouvelle, à un récit bref, et on peut le rapprocher d’autres auteurs, comme Krisztina Tóth dans Code-barres. Mais ici, le contraste est encore plus grand, entre le fait de guerre, sans doute réel, et la position d’extériorité du journaliste étranger. C’est un regard sur le regard, un reportage sur le reportage, qui nous fait regarder au deuxième ou au troisième degré, sans pouvoir détourner les yeux, ce que voit le photoreporter et que nous décrit le narrateur. Le journaliste ne pourrait pas écrire dans sa chronique, ce que l’auteur fait dire à son guide : «Patientons, le restau nous attendra », pendant qu’on exécute sous leurs yeux des prisonniers civils à N’Djamena. (La première fois). Ni la prière inventée par un photoreporter : « Notre père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne arrive, et qu’on en fasse de beaux clichés. Donne-nous chaque jour nos combats quotidiens, mais ne nous tire pas dessus avec un calibre cinquante, car nos gilets n’y pourront rien. » Et le narrateur de poursuivre : « J’hésitai : allai-je porter un toast au sens de l’humour de Dieu, ou à la mort stupide ? A la mort stupide ! .../… Boire me fit du bien. J’aime boire. C’est bon de boire, avant une guerre, pendant une guerre, après une guerre. C’est bon de boire avec ses amis. A la mort de ses amis, aux naissances, aux morts des enfants, aux fiançailles, aux ruptures de fiançailles, aux trahisons, aux arrêts du cœur, à l’amour. C’est toujours bon de boire. » (Prendre Trinidad)
Dans la très belle dernière nouvelle, Le bout du monde, où il rejoint le souvenir d’Arthur Rimbaud à Aden, surgit sa Hongrie natale, d’une manière inattendue et déplorable à ses yeux : « Tu imaginais que dans la bande de Gaza, par exemple, on te parlerait du légendaire footballeur Puskás, de l’Equipe en or, ou du Rubik’s cube. Tu imaginais tout sauf ça. Tu espérais que le jeune soldat du Hamas ne te dirait pas que ce fusil d’assaut automatique était une pure merveille, et que tu étais un mec génial parce que ton pays avait offert au monde un truc formidable pour tuer, auquel on pouvait même adapter une lunette de visée. Tu avais espéré Puskás, l’Equipe en or, ou encore le paprika, mais non. Tu es hongrois, alors c’est l’AMD-65. »
Au travers de cet étrange dépaysement, pour ce jeune Hongrois qui sillonne l’Afrique et le Moyen Orient à la poursuite des guerres et des tueries, alors même qu’il semble « habitué », déserté par la compassion, se recrée devant cet enfer commun, une fraternité, certes réchauffée par l’indispensable alcool, mais authentique, avec des personnes de la population locale qui le reconnaissent comme un proche. L’auteur parvient, dans un même mouvement, à nous faire ressentir l’insupportable cruauté, l’indignité et la grandeur humaine, qui prennent différentes formes selon les civilisations qu’il côtoie. On est au cœur de l‘action, sans barrières de protection, assignés à voir, et si on le supporte, c’est parce que l’auteur reste à nos côtés dans cette action où il nous entraîne. Car s’il garde une distance dans son écriture, il est totalement présent et engagé dans son récit, et par là-même il nous engage avec lui, il nous fait juge de ce qu’il dénonce en l‘écrivant. Contrairement à des écrivains qui se documentent outrageusement pour livrer des récits qui semblent véridiques alors qu’ils leur sont totalement extérieurs, et qui ne sont plus que des documentaires à l’écriture soignée mais dont l’auteur s’exclut, ici nous savons que l’auteur ne cherche pas à nous parler de la guerre, mais de son expérience de la guerre. Il est pénétré par son récit. Et c’est de le sentir aussi présent, avec ce qu’il nous livre pudiquement de lui-même, que nous consentons à le suivre. C’est parce qu’il nous guide et ne nous lâche pas la main, que nous l’accompagnons à travers ces territoires brûlants, et que nous n’avons plus envie à notre tour, de le lâcher. Yvette Goldberger-Joselzon
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