jeudi 16 mai 2019

Septembre 1972 d’Imre Oravecz

Traduit du Hongrois par Marc Martin, Préface de Florence Delay
Editions Cambourakis, 2018

Imre Oravecz, né en 1943 dans un petit village de Hongrie, est poète, romancier, et traducteur de poésie notamment américaine, allemande, russe et slovène. Avant de retourner vivre dans son village natal, qu’il habite aujourd’hui encore, il a dès sa jeunesse effectué plusieurs séjours dans des universités américaines, dans l’Iowa, l’Illinois, la Californie, comme étudiant puis en tant que professeur invité. Depuis Septembre 1972, date de ce roman mais aussi de la parution de son premier recueil de poèmes, il n’a cessé de publier des poésies et des romans, et obtenu dans son pays les plus prestigieux prix littéraires. Septembre 1972 est son seul ouvrage traduit en français à ce jour.

Septembre 1972 n’a rien à voir avec l’histoire de la prise d’otage sanglante des JO de Munich. C’est un ouvrage intimiste où le monde extérieur semble oublié. Publié en Hongrie en 1988, puis remanié par l’auteur en 1993, Septembre 1972 déjà paru en France en 2001, est réédité en 2018 par les éditions Cambourakis, reprenant la traduction de Marc Martin. Heureuse initiative, car ce petit livre de 152 pages sur le thème universel et presque banal du désespoir amoureux, parvient à nous surprendre et à nous émouvoir.

L’auteur, dans un très bel avant-propos à la deuxième édition, révèle la genèse de cet écrit, parti de feuillets épars et sans mention de date, « comme une confession promise à tel tiroir », pour en venir, dans l’après-coup seulement, au désir de création : « avec des textes de vingt-cinq lignes en moyenne, des textes n’ambitionnant que de dire les choses dans une forme jaillie d’elle-même, littéralement au petit bonheur, je découvris le moyen de m’ouvrir des perspectives quasi infinies…/… Dès lors, l’écrivain ressuscita en moi, celui que l’avalanche des sentiments avait enfoui sous son passage, et je me mis en tête d’achever sciemment ce que j’avais entrepris sous la torture. » C’est cette résurrection de l’écrivain-poète, parti en « randonnée mentale, soumettant le passé à un interrogatoire » qui soutient notre lecture, puisque nous savons d‘emblée que cette passion amoureuse, dévastée par l’abandon, est, en 1993, date de la deuxième édition, conclue et achevée. Ce n’est qu’au bout de vingt ans qu’Imre Oravecz parvient à s’en séparer en lui donnant existence à l’état d’écriture, en la façonnant et la recomposant, à la manière d’une envolée musicale obsédante mais maitrisée. Feuillet par feuillet, nous avançons aux côtés de l’auteur, soumis aux jaillissements de son inspiration, sans attente d’une suite logique, sans chronologie, sans savoir ce que nous dira la page suivante. Ainsi apparaissent, rassemblés, les courts chapitres dont le début de la phrase compose le titre et dont les derniers mots s’imposent comme une révélation. Il passe au crible le passé, le soumet à son analyse, et douloureusement donne forme poétique à ses passions qui s’animent sur le papier. Une histoire nous est racontée, détaillée, mais dans un tourbillon kaléidoscopique. Au commencement, la femme aimée apparait, « …et toi tu étais là, pure, offerte, et plus le temps passait, plus tu me plaisais, et déjà je ne voulais plus mettre la main sur une femme, ni toi, ni une autre, mais tout simplement être avec toi… » (Depuis un bon moment déjà). Femme entrevue sous toutes ses faces, merveilleuse, quelconque, insupportable, femme grâce à laquelle aussi il semble découvrir la réciprocité, la dualité, la balance égale du couple. L’auteur- narrateur est voué au désespoir, mais il le sublime dans sa quête d’écriture, son art d’exprimer la complexité de façon claire : «…quoique j’eusse dit, je me savais condamné à appeler un chat un chat, et l’adieu un adieu, dont je ne précipitais ni ne retardais la venue, mais sous le signe duquel tout était placé, la ville, la gare, le train, le temps, les hautes montagnes, oui j’étais là, debout sur le quai de la gare, jusqu’au moment où j’ai tourné le dos, et soudain, comme un qui tend les bras vers ce qu’il ne peut atteindre mais qui les tend quand même, incapable d’agir autrement, je t’ai arraché un baiser… » (Je me tenais là).

La beauté du texte s’impose dès les premières pages, saisissantes de rythme, de force, de poésie. On comprend que l’auteur met sa vie en jeu dans ces lignes, poursuivra jusque dans ses derniers retranchements son besoin d’analyse, cette enquête impitoyable où chaque détail débusque d’autres questions, jusqu’à épuisement de ses interrogations. Son souffle entraine le lecteur qui peine à reprendre le sien jusqu’au point final de la page constituée d’une seule phrase. Imre Oravecz écrit à la première personne du singulier pour s’adresser à la deuxième, à ce « tu » qui a fait de lui l’auteur de ce livre dont la facture est toute entière confectionnée pour épuiser jusqu’au moindre reliquat ce qu’il restait encore à lui dire sans parvenir à lui parler. Alors écrire, écrire jusqu’au dernier solde, « jusqu’à n’en plus pouvoir ». L’intérêt de l’aventure ne réside pas dans le suspens, mais se trouve porté par la qualité de cette écriture, la composition surprenante de l’ouvrage, le rythme soutenu, entêtant et répétitif qui nous happe, l’intelligence des analyses. La belle traduction musicale de Marc Martin préserve son univers poétique. Cent fois Imre Oravecz évoque, analyse, reconstruit, réinvente des souvenirs ou des fantasmes déclenchés par l’abandon de la femme passionnément aimée. Les impressions, les anecdotes, les faits, prennent sens tout à coup, et se reconstituent comme des puzzles. Moments de découverte d’un bonheur inespéré jusque-là, et révélation entrevue, fulgurante, de sa décomposition. En écrivant, il se livre à son désespoir, le recueille, l’entretient, mais aussi le maitrise en lui donnant forme, émouvant, poignant parfois. Entre les premiers feuillets et la seconde publication « quelque peu remaniée », on parvient à reconstituer l’histoire distillée par l’auteur qui devient avec le temps le narrateur, à partir des fragments et des anecdotes qu’il nous livre : « Le héros n’est plus moi, même si tout y est raconté à la première personne du singulier, mais une personne indépendante de moi, autonome, décomposée en plusieurs personnages et tissée de plusieurs caractères, dont je ne saurais être solidaire en tout. »

A la fois humble et déterminé, emportant ses douleurs, ses joies, ses obsessions, sa « torture », il use d’accumulations, répétitions, anaphores, oppositions, images en miroir, figures de style, sorte de lyrisme discret et musical qui au lieu de nous lasser comme on pourrait le craindre, nous convainc. Car cette recherche d’écriture n’est en rien gratuite, à aucun moment on n’a de doute sur la volonté de l’auteur d’approcher, de cerner de mots ce vide où il se sent précipité « Après notre rupture, je t’ai rencontrée bien des fois encore en imagination, je téléphonais, je te souhaitais le bonjour, je me présentais, j’insinuais, j’insistais, je regimbais, je suggérais, je demandais, je proposais un rendez-vous, j’acceptais, je me réjouissais, je me calmais, je me préparais, j’attendais, au bruit de la sonnette je sautais sur mes pieds… » (Après notre rupture). Alternant avec ces envolées, ce sont des récits triviaux, son amour tourmenté de père, des considérations et constats incisifs ou mélancoliques, touchants d‘émotion, de simplicité et d’intelligence mêlés. « Alors je ne pouvais pas encore le dire, alors les mots me manquaient encore pour cela, comme me manquaient aussi les vingt ans et plus qui se sont écoulés depuis lors, et comme je manquais moi-même, absent, toujours absent… » (Alors je ne pouvais pas encore).

Le temps ne se compte pas et ne compte pas. L’ordre ne compte pas. Il convient qu’il soit aléatoire. Seule concession de l’auteur : la rencontre se situe au début du livre, lequel se termine dans l’au-delà de la rupture. On est alors en mesure de reconstruire l’histoire. Mais quels que soient l’agencement et la succession des épisodes qui forment le corps de l’ouvrage, ils convergent vers une même évidence que ce mode d’écriture parvient à suggérer : l’amour se constitue en strates indivisibles, qu’on peut lire sous n’importe quel angle, mais qu’on ne peut pas démêler, ni ramener à un déroulement chronologique. Le désespoir amoureux n’a pas de temporalité. Sa densité, elle, varie avec la durée, la fin de l’espoir, la résignation, c’est ce qui se dessine de façon bouleversante à la fin du livre : « Mon temps décroît, chaque jour, chaque heure, chaque minute l’abrège, augmente ma solitude, purifie ma pensée, allège mon fardeau, encore un an, encore dix, encore vingt… » (Mon temps décroit). Ici on ne peut s’empêcher d’entendre « Le temps déborde », le poème d’Eluard écrit à la mort de Nusch, par lequel Florence Delay commence sa préface. Le temps décroit, le temps déborde, le temps s’annule, pas de guérison mais renoncement : «…renoncer à tout, même à toi, pour qu’il n’y ait plus ni passé ni présent ni plaisir ni souffrance, pour que tu ne sois plus et que je ne veuille plus que tu sois, pour qu’il ne reste que le futur, impitoyable et beau. » (Je ne désire plus)

Sans fausse pudeur, mais avec pudeur, le poète Imre Oravecz se livre courageusement, avec simplicité et sincérité. Il ne s’épargne pas, ne se soustrait à aucune vérité qu’il puisse entrevoir, ne s’octroie aucune indulgence ni consolation. Seul compte le livre, ce poème en prose qu’il compose parce qu’il s’est imposé à lui, expulsé de sa chair puis façonné secondairement avec soin par sa passion de l’écriture, plus forte que celle du désespoir.

Yvette Goldberger-Joselzon

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