C’est donc l’occasion de publier cet article signé Yvette Goldberger-Joselzon
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« Cette fillette, avec son minois de fée rond comme une pomme, sa curiosité insatiable, son ambition, sa vanité, ses yeux brillants pleins de vie, fallait-il qu’elle reste avec nous, qu’elle meure avec nous ?... » Béla Zsolt (1) « Je gagnerai ma vie en étant photoreporter […] et je me marierai avec un Anglais, un aryen. » Éva Heyman, 13 ans
En éditant pour la première fois en français le Journal d’Éva Heyman, sous le titre « J’ai vécu si peu » (2), en mai 2013, les Editions des Syrtes nous replongent dans les années tragiques de l’Holocauste en Hongrie, plus particulièrement à Nagyvárad (actuellement Oradea) en Transylvanie du Nord. Cette publication, avec la traduction fidèle de Jean-Léon Muller, se révèle indispensable. Il faut surmonter le premier moment d’appréhension et pénétrer dans ce petit livre à travers le regard intelligent et sensible de cette jeune adolescente de 13 ans, passée sans transition de sa vie de petite fille choyée et heureuse malgré le divorce précoce de ses parents, à l’asservissement progressif puis implacable qu’elle a dû subir avec ses proches sous le joug des lois anti-juives (3). Elle est enfermée le 5 mai 1944 dans le ghetto particulièrement inhumain de la ville et arrive le 6 juin à Auschwitz (jour du débarquement en Normandie !) où elle meurt, gazée, le 17 octobre.
Dès la première page, le 13 février 1944, jour de ses 13 ans, on devient aussitôt l’ami indéfectible d’Éva. Très vite on est pris par cette lecture qui s’avère salutaire et essentielle. D’une part, c’est un témoignage exceptionnel sur la vie quotidienne d’une famille hongroise, juive, bourgeoise et intellectuelle, dans cette Transylvanie attribuée à la Roumanie en 1920 par le Traité de Trianon et redevenue hongroise par le deuxième arbitrage de Vienne en 1940 (4). C’est aussi un véritable document historique, remarquablement renseigné et précis : l’excellente élève qu’était Eva, inscrit au jour le jour l’histoire de sa famille et de ses proches dans l’Histoire de la Hongrie, citant les noms des responsables politiques, ainsi que les lois et les mesures qu’on leur fait subir. Elle dénonce avec précision la manière dont l’administration hongroise, entre 1938 et 1944, a cruellement et inexorablement broyé leurs vies.
Cette lecture est salutaire avant tout parce que ce document-témoignage nous est livré par une enfant qui, dans ce monde où l’horreur chaque jour devient plus précise, tient tête, résiste malgré ses peurs et ses angoisses, refuse de se soumettre, de renoncer à ses rêves, garde sa lucidité et ses capacités d’analyse, éclairée par ses parents, et nous communique à travers son « petit Journal » (« kis Naplóm » comme elle l’appelle affectueusement), sa passion de la vie. Elle lui confie ses espoirs, ses préoccupations, centrées dès le début sur sa mère (qu’elle appelle par son prénom, Ági), auprès de laquelle elle cherche sa place, et qui reste sa référence principale tout au long de son journal : « 14 mars 1944 : Je pense que c’est oncle Béla qu’elle aime le plus au monde, ensuite il y a moi et puis grand père […] Je ne comprends pas bien comment fonctionne son cœur, mais je pense que j’ai raison de croire que lui aussi a un ordre. » La scolarité reste aussi un enjeu : « j’ai été très occupée à l’école, car Anni m’avait dépassée, et même si c’est ma meilleure amie, je ne peux pas le permettre. »
Son écriture est spontanée, vivace et percutante, mais c’est aussi avec pudeur et délicatesse qu’elle décrit et analyse la famille, les amis, les premiers émois amoureux. Elle s’éveille à la vie d’adolescente, et ne se cache pas d’écouter aux portes quand sa mère reçoit ses amies ! Mais ses pensées et même ses joies sont parasitées par les « lois juives » qu’elle connait sur le bout du doigt : « Pourvu que nous survivions à la guerre et grand-père dirigera de nouveau sa pharmacie. Il était président des pharmaciens d’Oradea, mais il a aussi fallu le remplacer à ce poste parce qu’il était juif. » Elle entend et écoute les conversations des adultes, et fait sienne leurs opinions, leur révolte, leurs angoisses, puis, plus tard, leur terreur, mais aussi leur dignité et leur courage. Comme tous les enfants, elle intériorise la douleur des siens, celle de sa mère, les larmes de son grand-père qu’elle n’avait jamais vu pleurer :
« 19 mars 1944 : C’est toi le plus heureux, mon petit Journal, car tu ne peux pas ressentir et d’ailleurs tu ne sais rien du grand malheur qui nous est arrivé. Les Allemands ont occupé la Hongrie ! […] Ági voulait qu’oncle Béla et Sándor s’enfuient en Roumanie dès cette nuit […] Ceux qui sont ainsi forcés de quitter leur patrie sont ce qu’on appelle des émigrés. Et ce n’est vraiment pas drôle d’être émigrant. On a tout le temps le mal du pays et on reste toujours un étranger.» Elle reprend souvent à son compte les paroles des adultes qu’elle respecte, comme sa mère, son grand-père et surtout son beau-père Béla, mais elle les passe au crible de son propre jugement, et nous saisit par la pertinence pénétrante de ses propos.
« 28 mars 1944 : Ce soir nous avons appris à la radio que tous les romans d’oncle Béla vont être mis dans un endroit appelé "pilon" et plus personne n’aura le droit de les lire car ce sont des textes nuisibles. Ce ne sont pas seulement ses livres mais aussi ceux d’autres écrivains qui seraient dangereux. Par exemple, ceux de Ferenc Molnár, dont j’ai déjà lu Les Gars de la rue Paul (5). Je ne comprends vraiment pas ce qu’il y a de dangereux dans ce roman. J’ai tellement pleuré quand le petit Nemecsek meurt à la fin de l’histoire. Je pleure toujours quand je lis que quelqu’un va mourir. Moi je ne veux pas mourir, j’ai vécu si peu ! »
Par ces paroles limpides et émouvantes, par sa naïveté encore marquée par l’enfance, qui lui fait prendre à la lettre les prétextes avancés par l’administration hongroise ralliée aux nazis, pour mettre au pilori les œuvres des écrivains juifs et progressistes, elle incarne le contrepoint même de la monstruosité qui va la détruire. Elle ne comprend pas, et comment comprendrait-elle ? Elle cherche une explication logique là où elle ne peut pas en trouver, car elle ne peut même pas imaginer que cet ennemi-là relève d’une toute autre logique qui vise son anéantissement ainsi que celui de ses proches. Cependant elle y associe spontanément la mort, la mort qui est déjà là dans les livres pour enfants, et qui fait pleurer quand on l’imagine. Mais c’est une toute autre mort dont elle perçoit l’approche réelle, avec l’effroi de l’incompréhension, et contre laquelle elle se révolte, résiste, et restera, jusqu’au bout, insoumise.
Sa bicyclette rouge, à jamais associée à son amie Márta, s’inscrit dans son histoire de façon emblématique. « 14 février 1944 : J’aime rouler à bicyclette et la mienne est déjà une vraie, pas un vélo d’enfant. Si seulement je ne pensais pas toujours à Márta à chaque fois que je la regarde (6)[….] La bicyclette de Márta est restée à côté de la mienne, sous le porche. Nous n’avons pas osé la rapporter à sa grand-mère. A chaque fois qu’elle voit nos deux vélos rouges, Ági éclate en sanglots…».
« 7 avril 1944 : Aujourd’hui ils ont emporté ma bicyclette et j’ai presque fait une grosse bêtise […]. Je me suis jetée par terre et je me suis agrippée à la roue en leur criant toutes sortes de choses : Vous n’avez pas honte de prendre son vélo à un enfant ? C’est du vol ! Nous avions économisé un an et demi pour l’acheter. Nous avions vendu l’ancien vélo, la table à langer et le vieux manteau d’hiver de grand-père. Grand-mère, Juszti, Ági, oncle Béla, grand-mère Lujza et papa avaient tous participé […] Je suis allée la chercher au magasin et je l’ai ramenée à la maison sans m’asseoir dessus, comme s’il s’agissait d’un beau grand chien. Dès le début j’ai adoré cette bicyclette. Je l’ai surnommée Vendredi. J’ai emprunté ce nom à Robinson Crusoé, mais il lui va vraiment très bien. D’abord je l’ai eue un vendredi et puis Vendredi est le symbole de la fidélité. La « bicyclette Vendredi » ne pouvait qu’être fidèle à son « Éva Robinson ». Aussi meurtrie soit-elle, Éva ne cèdera sur rien, et même si la sauvagerie et le non-sens imposent leur loi, elle ne se pose jamais en victime, elle gardera en permanence sa dignité face aux persécuteurs.
Le 5 mai, dans le ghetto où ils sont désormais enfermés, elle écrit : « Nous avons attendu trois jours qu’on vienne nous chercher […]. Il y avait un tel silence chez nous, mon petit Journal, même Mandi ne chantait plus. Ce n’était pas le calme habituel de la nuit, mais un silence que je n’aurais jamais cru possible […]. Ensuite, tout s’est déroulé comme dans un film… ». Et lorsqu’un des policiers a exigé, malgré les supplications de sa mère, la chaîne en or qu’elle portait au cou, où était attachée la clé de son Journal, « c’est alors moi qui lui ai donné ma chaînette. J’ai trouvé un joli ruban de velours…et j’ai demandé au policier : Monsieur l’agent, les rubans de velours sont-ils autorisés au ghetto ? Le policier m’a répondu que oui…».
Le monde s’écroule, mais Éva n’est jamais dans la plainte. Malgré toutes les pertes, les humiliations, les souffrances, au fond du désespoir, c’est la pensée et la dignité qu’elle oppose à ceux qui les écrasent, sur le modèle de ses parents mais aussi du petit Nemecsek, son héros chétif et si noblement courageux des Gars de la rue Paul. Elle garde sa volonté, son désir de vivre à tout prix, et continue de porter témoignage.
Éva rapporte chaque parole, d’encouragement ou de désespoir. Chaque fait, chaque acte, chaque mot s’inscrit en elle, et résolument, elle les transmet : « 18 mai 1944 : Vois-tu, mon petit Journal, à l’école, jamais je n’aurais pu mettre par écrit avec autant de précision ce que le professeur disait. Ági m’a souvent répété que si je prêtais plus d’attention et que je notais mieux ses explications, j’aurais moins à travailler à la maison. Cette fois je pense avoir écrit mot pour mot ce que j’ai entendu cette nuit ».
Après un rêve glaçant et prémonitoire où elle subit le sort de Márta, et alors que les choses empirent au-delà de tout ce qu’elle avait pu imaginer, elle se débat contre la mort atroce qu’elle sent approcher : « 30 mai 1944 : Je ne veux pas mourir, mon petit Journal ! Je veux vivre, même si je dois être la seule à rester ici ». Elle a gardé jusque-là la force d’écrire. Comment comprendre qu’elle, si jeune, ait ainsi le sang-froid et la capacité de rendre compte de cruautés telles que même le « " petit gendarme" […] voulait démissionner de la gendarmerie et avait perdu le sommeil parce que ce qu’il avait vu était vraiment trop inhumain » : Éva sait qu’elle va mourir comme Márta, ou en tous cas qu’elle en court grandement le risque. Son petit Journal, son alter ego, devient peu à peu véritablement le support de son être. Elle le sauvera de la destruction en faisant le sacrifice de s’en séparer, ce que sa famille n’a pas eu la force de réaliser pour la sauver elle. Elle le remet clandestinement à Mariska, la cuisinière dévouée, trois jours avant de monter dans le wagon pour Auschwitz.
Mais ce journal est plus encore. Sa lecture attentive nous donne l’explication de la qualité et de la hardiesse de son écriture : nous découvrons là l’extraordinaire reportage d’une enfant devenue presque adulte en trois mois, qui sait que le temps se rétrécit pour elle, et qui réalise son avenir au présent. C’est l’œuvre condensée d’une vie, la concrétisation du rêve de cette petite fille qui commence son journal tout neuf par ces mots : « 13 février 1944. Je viens d’avoir 13 ans. Je suis née un vendredi 13. Ági est très superstitieuse […] et c’est le premier anniversaire où elle ne sera pas là […] Grand-mère dit toujours qu’Ági n’aime personne d’autre qu’oncle Béla, […] je ne la crois pas […] elle m’aime aujourd’hui, surtout depuis que je lui ai promis de devenir photoreporter et de me marier avec un Anglais, un aryen. »
Cette première phrase prend rétrospectivement tout son sens et éclaire, à son insu, le Journal d’Éva : avec détermination, elle consigne évènements, pensées, émotions, et en constitue un remarquable document, un impressionnant reportage. La promesse faite à sa mère, elle la tient jusqu’au bout et veille à ne jamais démériter à ses yeux. Le reportage sera à la hauteur de l’amour qu’inconsciemment elle attend en retour. Les gendarmes l’ont privée de son appareil photo, mais ils n’ont pas pu lui prendre son talent de reporter, qu’elle va exercer jusqu’au dernier moment en dédiant implicitement son Journal à sa mère. Ági a compris le message. Séparée malgré elle de sa fille, dévastée par la catastrophe de sa perte et sauvée presque malgré elle de l’extermination, elle répond à Éva en lui donnant cette ultime preuve d’amour : sous son nom, Zsolt Ágnes, elle publie en 1948 le petit Journal, lui adjoint une préface sobre et déchirante, et lui donne pour titre : « Ma fille Éva » reprenant ainsi symboliquement sa fille en son sein (7). Ági se suicidera en 1951, deux ans après la mort de Béla, après avoir vainement essayé de vivre (8).
Yvette Goldberger-Joselzon
Yvette Goldberger-Joselzon
Le nom d’Éva Heyman a été donné au Centre de recherche de l’histoire des Juifs à l’université d’Oradea en février 2012.
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1 Neuf valises, éd. Seuil, Paris, 2010. B. Zsolt (1895-1949), beau-père d’Éva, était écrivain, journaliste, prisonnier aussi du ghetto de Nagyvárad dont il a été sauvé (voir p.272 à 291).
2 J’ai vécu si peu, Éva Heyman, éd. des Syrtes, Genève, 2013, traduit du hongrois par Jean-Léon Muller.
3 Dès 1920 le gouvernement de Horthy promulgue le numerus clausus, loi antisémite discriminatoire limitant l’accès des Juifs à l’Université. Puis en 1938, 39 et 40, lois ségrégatives privant sauvagement les Juifs de tous leurs droits et de leurs biens, jusqu’à rendre possible leur extermination programmée. Voir Histoire de la Hongrie de Miklós Molnar, éd. Perrin, Paris, 2004 et Hongrois et Juifs de François Fejtö, éd. Balland, Paris, 1997, pour les références historiques.
4 Imposé par la Hongrie et l’Allemagne.
5 Livre de Poche Jeunesse, traduit du hongrois par A. Adorjan et L. Gara, Paris, 2007, (réédition).
6 Marta Münczer sa meilleure amie, qui avait la même bicyclette rouge, a été déportée avec ses parents en 1941, en tant que « Juifs étrangers ».
7 Zsolt Ágnes, Éva lányom, Század Kiadó, Budapest 2011 (réédition).
L’éventualité parfois évoquée qu’Ágnes aurait peut-être supprimé ou modifié certains passages du Journal avant de le publier cadre peu avec sa cohérence globale et ne change rien à mon interprétation.
8 Voir la postface de Gábor Murányi à l’édition allemande, Das Rote Fahrrad, Nischen-Verlag, Vienne 2012. (Référence communiquée par Jean-Léon Muller).
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