MEZZA VOCE POUR UNE EUROPE DÉFUNTE
À mi voix, entre cantate
polyphonique et roman à la trame labyrinthique, Daniella Pinkstein
dresse le constat d’une Europe perdue, sombrée dans l’aveuglement des
néons consuméristes et les bavardages nauséeux.
« Le langage qui ne nous sert pas à dire suffisamment ce que
chacun de nous voudrait dire révèle par contre et à grands cris, sans
que nous le voulions, la condition la plus secrète de la société qui le
parle, notait José Ortega y Gasset dans La Révolte des masses.
La jactance contemporaine, entre rhétorique de slogans en artéfact de
pensée et histrionismes littéraires en posture post moderne, dit la
condition effondrée de notre époque.
Daniella Pinkstein, jeune écrivain, avec Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ?, prenant le relais d’une époque dont le langage n’était pas encore indigent, échappe à cette ambiance délétère.
Ni apatrides comme il se disait chez les captifs d’identités nationales
murées ; ni cosmopolites comme les clouait au supplice impérial,
le socialisme réel, les Juifs crurent à l’Europe. Ils en furent un
levain à plusieurs occasions.
Diderot, déjà, l’anticipait à sa façon : « Il en est d’eux comme
des chevilles et des clous qu’on emploie dans un grand édifice, et qui
sont nécessaires pour en joindre toutes les parties » (Encyclopédie).
Ils crurent à une Europe de la Culture, nourrie des algorithmes de la
connaissance lancés depuis l’Attique et des patterns éthiques venus de
Judée. Ils crurent à cette Europe traversée par le vent revivifiant de
la Révolution française, et prirent toute leur part dans
l’édification de l’Esprit d’une Europe céleste, passant comme une
aurore par dessus ses frontières ethniques et linguistiques. Ils
avaient pour noms propres : Benjamin, Kafka, Broch, Roth, Zweig,
Svevo, Saba, Proust… Ils se nouèrent aux Mann, Rolland, Istrati,
Doblin. Et Camus, Gary, Sebald, etc, etc, en survivance...
Cette Europe fut ravagée et détruite par les tenants d’une Europe de
dolichocéphales, sectateurs d’une divinité biologique, qui n’avaient de
spiritualité que le culte de la violence. Et pour idéal, la virilité du
muscle épais de la Brute rivée, contre la virilité de l’Esprit lucide
et autonome. À l’Est comme on sait, question dévastation de la vie de
l’Esprit, ce ne fut guère mieux. Du moins, clandestins ou stipendiés,
des auteurs de génie Grossman, Chalamov, Soljenitsyne, Kundera, Milosz,
Bibo, Pasternak, et d’autres, fleurirent dans les anfractuosités
du bêton gris du stalinisme.
Daniella Pinkstein se raccorde à l’Europe du langage de tous
ceux-là. Elle y plonge ses phrases et y alimente la sève de son
écriture poétique, comme des racines à la recherche d’une minéralité
nourricière et salvatrice. C’est pour en réciter l’après désastre.
Bien sûr, elle est de son temps. Et l’accent mis sur des personnages de
femmes et d’émigré, s’il trouve, dans l’invocation de Jane Austen, la
condition justifiée d’une femme écrivant dans
l’ « ourlet » de la littérature d’une époque, consonne
néanmoins avec les icones d’un pandémonium victimaire contemporain qui
dans l’éclat de sa suffisance meanstream réduit la pensée à un état
lacunaire. Mais nul ne nait hors du temps du monde.
Au fil d’un récit labyrinthique d’amours sans passés ni devenirs et de
la fracassante désillusion de ses personnages sur l’Occident européen,
elle a trouvé le ressort de son propre appel d’auteur. Mais encore, il
y a dans les ombres portées, cryptées ou en citations, des Maîtres
éblouissants d’une Europe défunte, la montée d’une cantate, peut-être un Cantique, à eux dédié.
Fille de son temps certes, du moins n’en est-elle pas la disciple.
GÉRARD RABINOVITCH, Jerusalem Post
Source : meo-edition.eu
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