Qu’est-ce qui vous a donné envie d’adapter ce roman de Milán Füst ?
D’habitude, j’écris mes propres scénarios, c’est la première fois que j’adapte une œuvre littéraire. Milán Füst est un cas unique dans la littérature hongroise et internationale, souvent incompris ou encensé
pour de mauvaises raisons. Pour moi, Füst est avant tout un penseur radical, qui enveloppe ses idées dans une prose riche et sensuelle, pleine d’humour et de vivacité. Il a écrit ce livre très personnel pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que sa vie était menacée. Je trouve ce choix très révélateur. Il ne s’agit pas d’une fuite hors de la réalité. Cela montre seulement que lorsque votre existence est aux prises avec des forces malveillantes et intolérables, il faut prendre du recul et considérer la situation dans son ensemble, jusqu’à réaliser que la pure méchanceté du présent est finalement insignifiante. C’est grâce à cette distance que la beauté intrinsèque de la vie, un temps cachée par ces forces malfaisantes, peut finalement se révéler. C’est cette frivolité apparente, alliée à une attitude audacieuse - dans une œuvre qui ne cherche pas pour autant à paraître à tout prix audacieuse ou pénétrante qui m’a charmée lorsque j’ai découvert ce livre pour la première fois, à l’adolescence.
Même si le roman parle d’un couple marié, il soulève en fait une question brûlante, qu’il peut sembler ridicule de se poser quand on a plus de 16 ou 17 ans : de quelle façon devrions-nous mener notre petite existence éphémère sur terre ? Dans le film, nous abordons la question du point de vue d’un capitaine au long cours qui aimerait comprendre sa femme, une jeune Française, mais qui cherche en fait, à travers elle, à comprendre la vie. Il en tirera quelques dures leçons et arrivera à la conclusion qu’il doit apprendre à accepter que la vie est impossible à contrôler.
Le film n’est-il pas aussi une parabole sur la mort du
patriarcat ?
Oui, à ceci près qu’il s’efforce de communiquer avec le spectateur de façon plus basique et sensuelle qu’une parabole. Il s’agit plutôt d’inviter les membres de ce patriarcat déchu à venir bâtir avec nous un monde agréable et épanouissant pour tous. La part masculine de l’humanité a une chance unique aujourd’hui, elle doit se saisir de cette opportunité.
Comment avez-vous choisi le langage du film ? Parlez-nous de votre processus créatif.
Quand je me suis attelée à l’écriture de la dernière version du scénario, j’ai abandonné une structure narrative visuellement assez complexe, où tout se passait dans un monde artificiel, à l’intérieur de l’esprit du capitaine Störr. J’ai décidé de prendre un risque et de ne pas me cacher derrière une vision d’auteur radicale, qui peut parfois servir d’armure au réalisateur. J’ai opté pour un effet indirect, pour que le film se déroule non pas sur l’écran, mais d’une façon cachée et personnelle, dans l’esprit de chaque spectateur.
Le défi était de travailler avec mon équipe à la création d’une surface apparemment classique, mais qui laisse au spectateur le loisir de s’aventurer dans les différentes couches inférieures. L’histoire est racontée du point de vue de Jakob, un capitaine au long cours. Avec le directeur de la photographie, Marcell Rév, nous souhaitions construire le film comme on construit un cargo, en utilisant seulement des matériaux essentiels à sa fabrication : le bois, le métal, les cordages et rien de plus. Le film commence sur l’eau, à bord d’un bateau. Le soleil, le vent, la puissance de l’océan. C’est un univers limpide, logique. Pour faire face aux forces de la nature, les marins développent des compétences humaines très précises, mais limitées. Tel est l’univers de Jakob Störr.
C’est un bon capitaine. En mer, il n’y a pas de place pour l’hésitation. Lorsqu’un problème survient, il doit trouver une solution. C’est ainsi qu’il fait face à toute nouvelle situation, encore et toujours ; il a la naïveté de croire qu’il peut ouvrir chaque problème comme une boîte, regarder à l’intérieur et élaborer une solution adéquate. Il devient de plus en plus perplexe et déboussolé quand il réalise que cette méthode ne lui permet pas en fin de compte de saisir les choses, que leur véritable essence lui échappe. En effet, lorsqu’il met le pied à terre, ses compétences se révèlent tout à fait inadéquates. Comme si les règles n’étaient pas les mêmes sur la terre ferme. Pendant tout le film, il essaye de décrypter ces règles, sans vraiment y parvenir. Dans le café à Paris, la conversation, la vivacité, le raffinement et l’élégance, la façon de communiquer des gens... tout cela illustre bien le labyrinthe sensuel qu’il découvre - sensuel au sens sexuel mais aussi dans tous les autres sens du terme.
Ce que sa relation avec sa femme lui enseigne au final, c’est qu’il faut accepter et apprécier ce côté éphémère et insaisissable de la vie. Donc, d’une certaine façon, avec une bonne dose d’humour, de passion, de conflits et de rebondissements, Lizzy agit sur lui comme une sorte de maître zen un peu atypique. Face à des disciples trop obtus, un maître zen ne donne jamais d’explications, il essaye simplement de les pousser dans la bonne direction. Parfois, un simple coup sur la tête suffit...
Dans le rôle de Jakob Störr, Gijs Naber livre une interprétation exceptionnelle, empreinte à la fois de puissance et de vulnérabilité. Comment avez-vous travaillé avec lui ?
L’Histoire de ma femme est en réalité l’histoire du mari. Nous pénétrons avec lui dans ce tourbillon, et nous restons prisonniers de son point de vue durant tout le film.
Gijs a un talent hors du commun. C’est un acteur concentré et qui travaille dur. Il est de presque toutes les scènes du film, et chaque jour sur le tournage, il était au sommet de son art. Il a une présence forte,
qui dégage beaucoup de sentiments. On peut facilement s’identifier à Jakob, sans que Gijs ait besoin de trop en faire, juste grâce à la profondeur et à l’honnêteté de son interprétation. Il est à la fois fort et
vulnérable - c’est le secret de tous les grands acteurs...
Lorsque nous avons discuté ensemble de la direction que nous voulions donner au personnage, nous avons échangé des souvenirs personnels. Gijs a beaucoup parlé de son père, avec amour et compréhension... de l’état d’esprit de son père, qui est le reflet de sa génération, et des limites de cet état d’esprit. C’était touchant pendant le tournage de voir en quelque sorte le père de Gijs, un homme déjà plus si jeune, revenir sur ses anciennes certitudes, s’ouvrir et devenir plus accessible et plus expansif. Comme quoi, il n’est jamais trop tard.
Dans le film, le personnage de Lizzy symbolise ce caractère inaccessible de la vie. Comment Léa Seydoux a-t-elle abordé cette tâche délicate ?
C’est un rôle vraiment difficile à jouer. Dans L’Histoire de ma femme, nous n’avons jamais accès, ne serait-ce qu’une seconde, au point de vue de Lizzy. Léa et moi nous sommes tout de suite mises d’accord sur le fait que nous ne racontions pas l’histoire d’une femme fatale, que Lizzy n’est pas une sorte de mystère. C’est une personne à part entière, complexe, comme chacun d’entre nous, et une part d’elle-même reste inaccessible aux autres, même à ses proches. L’histoire se déroule dans les années 1920, et tous les personnages, y compris Lizzy, font partie intégrante de leur époque, ils suivent les règles que leur dicte la société. Cela signifie que Léa avait une responsabilité encore plus lourde à endosser, pour balayer les a priori sur son personnage par la seule richesse de son interprétation.
Mais comment jouer un personnage dont les motivations restent inconnues des spectateurs ? A défaut de pouvoir explorer le passé de Lizzy, nous avons travaillé sur son attitude, sa vision de la vie. J’ai essayé de créer un espace pour que Léa, au lieu d’interpréter le personnage, puisse réellement devenir Lizzy, avec tous les secrets, toutes les singularités et les charmantes imperfections d’une véritable personne.
De ce fait, nous avons travaillé séparément avec Gijs et Léa, avec des méthodes différentes pour aborder leurs personnages. En effet, je souhaitais que le spectateur ne ressorte pas du cinéma avec une
explication définitive. Je voulais faire en sorte qu’il n’en ait pas besoin.
Cela ne transparaît pas à l’écran, mais il était extrêmement difficile pour Léa de conserver cet équilibre, cette forme d’ambiguïté tout au long du film. C’est dans notre nature de toujours chercher des solutions. À la fin de chaque scène, on ne peut s’empêcher de penser : « Tiens, elle mijote quelque chose ». Puis, dans la scène suivante, Léa doit désamorcer cette certitude chez le spectateur et, sans effort apparent, suggérer d’autres indices. Nous avons travaillé ensemble comme des complices, dans la confiance et l’intimité. Léa a fait un travail formidable pour interpréter haut la main ce rôle complexe.
Louis Garrel interprète Dedin, un rôle presque à contre-emploi. Est-ce la raison pour laquelle vous l’avez choisi ?
Louis est le premier acteur que j’ai choisi pour le film. Honnêtement, je n’imaginais personne d’autre pour jouer ce rôle, et je suis ravie du résultat. L’élégance naturelle de Dedin, sa vivacité d’esprit, son ironie et son petit air supérieur ont sur Jakob le même effet qu’un chiffon rouge sur un taureau. D’une certaine façon, il est la personne la plus agaçante et la plus dangereuse que Jakob puisse croiser, car il représente tout ce qu’il n’est pas. Jakob est un homme fort, puissant et compétent lorsqu'il est en mer, mais auprès de Dedin, il se sent maladroit, gauche, pas à sa place, lent, pour ne pas dire stupide. Il ne sait pas trop quoi penser de cet homme. Est-ce que Dedin et Lizzy se moquent de lui dans son dos ? Ou bien Jakob est-il trop simple d’esprit pour comprendre l’amitié sophistiquée et intellectuelle qui les unit ? Devrait-il régler la situation directement avec Dedin, d’homme à homme ? Mais ne deviendrait-il pas la risée des deux amis à cause de sa jalousie ridicule ? Plus un rôle est petit, plus vous avez besoin d’un acteur exceptionnel pour l’interpréter, quelqu’un capable de conférer une aura complexe et captivante aux scènes dans lesquelles il intervient, aussi courtes soient-elles. Louis n’avait pas beaucoup de jours de tournage, mais son rôle est essentiel dans le film. J’avais absolument besoin de sa finesse, de sa vivacité intellectuelle et de sa présence magnétique.
Le film comporte sept titres de chapitres, qui ne sont pas tirés du livre. Comment avez-vous eu cette idée ?
Le roman est comme une longue divagation sous la forme d’un monologue intérieur, d’un courant d’auto-analyse et de réflexion. Lorsque j’ai remodelé l’histoire, j’ai voulu créer une sorte d’itinéraire pour Jakob, des instants où, encore et encore, il fait le point sur ses erreurs et choisit une nouvelle approche, dans l’espoir d’y arriver la prochaine fois. Il « réinitialise » sa perception des choses, car il a désespérément envie de comprendre ce qui lui arrive. Il veut reprendre les commandes, maîtriser la situation à nouveau.
Ces titres de chapitres peuvent aider le spectateur ou la spectatrice à faire une pause, à prendre la mesure de ce qu’il ou elle vient de voir, et à se préparer pour une nouvelle aventure dans l’histoire mouvementée de Lizzy et Jakob.
Comment avez-vous fait pour créer ces univers différents, à Paris puis à Hambourg ?
J’avais déjà travaillé avec la merveilleuse Imola Láng, qui était la chef décoratrice de mon film Corps et âme. J’adore travailler avec elle, non seulement pour sa grande compétence professionnelle, mais aussi pour sa personnalité : intelligente, sensible, avec un grand sens de l’humour qui déteint sur l’univers visuel du film. Elle ne recherche pas le style à tout prix, elle s’efforce plutôt d’être au plus près du cœur de l’histoire.
Nous avons construit un cargo, cet univers minimaliste du capitaine, qui contraste avec le labyrinthe de la vie à terre. Nous voulions que le capitaine se sente envahi par les sollicitations et les stimulations à
mesure qu’il s’avance dans les terres, qu’il s’éloigne de son élément - l’océan.
Nous découvrons Paris à travers le regard un peu naïf du capitaine. Paris est une émanation de Lizzy, la continuation de son personnage. L’univers luxuriant, animé et intense des rues et des cafés, l’appartement simple et élégant, baigné de lumière, que nous avons construit autour d’elle, de tout cela se dégage une caractéristique principale : une certaine aisance naturelle. Une qualité que Jakob, sans vraiment le comprendre, trouve irrésistible et en même temps exaspérante chez Lizzy. Irrésistible, parce que liée à cette attitude posée et toute en retenue qu’on appelle la grâce. Et exaspérante, parce que tellement éloignée des repères du capitaine, de son système fait de défis à relever et de compétences à mobiliser. Cela va même au-delà. Les décors élégants contribuent subtilement à nous montrer que Lizzy est une personne complexe, et pas simplement une femme fatale, même si elle endosse les rôles que lui offre la société.
Par la suite, le couple déménage à Hambourg. J’ai choisi cette ville hanséatique du nord (au lieu de Londres, dans le roman) parce que c’est une grande ville portuaire. L’ancien quartier des docks est l’un des plus grands au monde, et il est classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. Je voulais donner au capitaine un endroit où, même sur la terre ferme, il puisse se sentir chez lui. C’est une ville puissante, fière, solidement bâtie en briques rouges ; elle célèbre le dur labeur et les valeurs protestantes. Là-bas, Jakob se sent un peu moins exclu, il peut entretenir l’espoir d’entamer un nouveau chapitre avec Lizzy, de voir leur relation aller de l’avant, devenir plus profonde, plus intime. Hambourg est l’émanation du personnage de Jakob. Mais cette ville finit par devenir un piège et le témoin de son humiliation. Imola a conçu un appartement haut de plafond, aux murs épais, recouverts de couleurs sombres, profondes, et ornés de motifs chargés. Il y a des meubles encombrants, de lourdes tentures, des fenêtres hautes mais étroites... Tout ici paraît étrange et oppressant aux yeux de Lizzy. De plus, il s’agit d’une location, ils se sentent comme étrangers entre ces murs, pas vraiment chez eux, ce qui ne fait qu’aggraver leurs problèmes.
En combien de temps avez-vous fait le film et comment avez-vous choisi les lieux du tournage ?
Nous avons tourné pendant cinquante-huit jours, ce qui est extrêmement court pour un film de cette complexité. Nous avons commencé à Hambourg. Mon mari est un Allemand de deux mètres de haut, natif de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, près de la frontière néerlandaise, et une grande partie de ce que j’ai appris sur la vulnérabilité des hommes me vient de lui. Je l’ai rencontré à Hambourg, alors que je tournais mon premier film, Mon XXe siècle. Le fonds hambourgeois pour le cinéma a été le premier à investir dans le film de la réalisatrice d’Europe de l’est débutante et parfaitement inconnue que j’étais. C’était très agréable de retourner à Hambourg après tant d’années et de rencontrer de nouveaux collaborateurs formidables.
La majeure partie du film a été tournée à Budapest. Nous avons été très soutenus par le fonds national hongrois pour le cinéma. Le roman est culte en Hongrie, de nombreux réalisateurs hongrois de premier plan ont déjà tenté de l’adapter. Nous avions donc conscience de notre responsabilité vis-à-vis de ce patrimoine national. Je me suis sentie chez moi, aidée et encouragée. Nous avons construit les deux appartements dans un studio, et tourné quelques scènes en extérieur dans des lieux inspirants. Comme la plupart des scènes dramatiques se déroulent entre quatre murs, il était important d’instaurer un climat paisible et de laisser aux acteurs le temps de donner le meilleur d’eux-mêmes. Aussi, nous nous sommes hâtés de tourner les grandes scènes compliquées d’un point de vue technique, et nous avons ralenti la cadence, en nous concentrant uniquement sur Léa et Gijs, dans les scènes intimes, sur lesquelles repose véritablement le film.
Grâce au soutien de l’Italie, nous avons terminé le tournage à Malte, également avec l’aide du fonds maltais pour le cinéma. La situation était assez similaire à celle de mon premier long-métrage : même si
L’Histoire de ma femme n’a que peu de rapports avec l’Italie - à l’exception du personnage de Kodor, interprété par le merveilleux Sergio Rubini - ils ont vraiment aimé le projet et nous ont beaucoup soutenus. C’est grâce à l’intelligence et à la sensibilité de toutes ces personnes au sein des comités d’attribution des aides que j’ai pu faire ce film si cher à mon cœur.
Le film regorge de scènes merveilleusement construites. Comment avez-vous travaillé avec le directeur de la photographie, Marcell Rév, en particulier concernant l’usage complexe de la lumière dans le film ?
Marcell est un directeur de la photographie au talent protéiforme. Des films de Kornél Mundruczó à des clips vidéo originaux, en passant par l’univers visuel audacieux de la série Euphoria pour HBO, ou par le noir et blanc léché de Malcolm and Mary - une nouvelle collaboration avec Sam Levinson - il sait se montrer expressif et inventif en toutes circonstances. Pour L’Histoire de ma femme , il a osé faire le choix de l’apparente simplicité - qui est en fait le résultat d’un jeu d’éclairage
multiple et complexe.
J’ai toujours pensé que l’éclairage constitue l’un des outils dramaturgiques les plus puissants au cinéma. C’est ainsi que je le conçois, souvent dès l’écriture du scénario. Avec la lumière, vous pouvez dire tellement de choses qui sembleraient maladroites ou artificielles dans les dialogues. Pour ce film, nous n’avons pas cherché à imposer une esthétique très marquée et identifiable, mais plutôt à créer un espace que le spectateur pourrait remplir avec ses propres sentiments, ses propres expériences. Nous voulions inviter le spectateur à devenir une sorte de co-auteur du film. Marcell a donc travaillé avec application et humilité pour créer cet espace et se mettre lui-même, en tant que créateur, en retrait.
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